La stratégie du mensonge

En plein cœur de la campagne présidentielle, un collectif d’historiennes et d’historiens de métier s’engage face aux falsifications de l’histoire dues à Éric Zemmour. Tour d’horizon urgent des mensonges de l’idéologue d’extrême droite et, en filigrane, des stratégies rhétoriques servant sa vision du monde brutale et intolérante.


Zemmour contre l’histoire. Gallimard, 64 p., 3,90 €


Pourquoi Zemmour ? On fera remarquer à juste titre que tous les autres candidats à la présidentielle, à des degrés divers, aiment à saupoudrer leurs interventions d’interprétations du passé parfois capillotractées, souvent tout bonnement fausses. Cependant, l’utilisation de l’histoire par Éric Zemmour n’est pas anecdotique : elle est systématique et mise au service d’une idéologie haineuse. C’est en se prétendant historien – en jouant sur la plasticité du terme – que Zemmour publie des livres et intervient sur des plateaux télévisés. C’est donc en historiennes et historiens de profession que le collectif répond.

Tract Zemmour contre l’histoire : la stratégie du mensonge

Du règne de Clovis (fin du Ve siècle) au procès de Maurice Papon (1997-1998), en passant par les massacres de protestants de la Saint-Barthélemy (1572), la révolution française (1789) ou le régime collaborationniste de Vichy (1940-1944), ce sont toutes les périodes de l’histoire de France qui sont scrutées à l’aune des résultats les plus récents de la recherche historique, en dix-neuf épisodes rigoureux et efficaces. À chaque assertion mensongère du polémiste, une réponse claire : non, la croisade n’est pas une victoire française – c’est là une vision nationaliste totalement anachronique. Non, il n’y a pas eu de génocide vendéen, puisque les Vendéens ne formaient pas un groupe national défini et que les autorités révolutionnaires n’eurent jamais de doctrine systématique sur la question vendéenne. Non, Pétain n’a jamais préparé la revanche contre l’Allemagne, trop occupé à faire la chasse aux meneurs du Front populaire comme Léon Blum et à ceux qu’il appelait « les ennemis de l’intérieur ». Ces mises au point sont d’autant plus cruciales que le débat public est marqué par la recrudescence des théories complotistes. Non seulement les historiens mais aussi l’ensemble de la communauté scientifique peinent à les contrecarrer et à faire entendre l’irréductible réalité de certains faits, victimes, en particulier dans les sciences sociales, des interventions de l’exécutif dans leurs thématiques de recherche et leurs résultats.

Cependant, loin de se contenter de pointer du doigt des contrefaçons historiques, les membres du collectif agissent en historiennes et en historiens : ils expliquent. Pourquoi Zemmour choisit-il certains partis pris historiques plutôt que d’autres ? Derrière les manipulations du passé apparaît une idéologie d’une violente cohérence, excédant de loin les petites phrases polémiques destinées à élargir la fenêtre d’Overton. L’éloge du colonialisme, le racisme et l’islamophobie occupent une place de choix dans son discours : l’Algérie aurait été créée de toutes pièces par la France conquérante en 1830. Quant aux Algériens, ils ne se seraient vu gracieusement octroyer l’indépendance que par la mansuétude d’un de Gaulle miséricordieux. Ce discours paternaliste qui leur ôte toute réelle capacité d’action nie la réalité du rapport de force : en 1959, quand de Gaulle annonce l’autodétermination des Algériens, la France est en échec sur le terrain algérien face à la résistance du FLN et en difficulté sur la scène internationale, notamment à l’ONU.

Un autre trait saillant d’Éric Zemmour est son autoritarisme et son bellicisme. Corollaire de son soutien indéfectible à l’armée et à la police, il veut légitimer les violences commises par ces institutions, parmi lesquelles l’usage de la torture et de l’assassinat en Algérie (contre le militant communiste Maurice Audin en 1957, par exemple) ; ou encore, les violences policières ordonnées en 1961 par le préfet de police de Paris Maurice Papon, ancien collaborationniste, contre la protestation pacifique des Algériens face au couvre-feu illégal qu’ils subissaient.

Enfin, n’oublions pas la misogynie crasse du personnage, qui tente de réduire Simone de Beauvoir à une simple bluette, élève obéissante et pâle imitatrice de Jean-Paul Sartre. Derrière le personnage, c’est sa philosophie qu’il tente d’attaquer, en particulier son affirmation selon laquelle l’identité féminine ne découle pas d’une prétendue nature féminine mais de l’éducation reçue – il y préfère la croyance fausse, quoique rassurante, en un éternel féminin conditionné par la biologie.

Derrière cette carte de la haine – autoritarisme, racisme, misogynie – se devine le positionnement de Zemmour sur l’échiquier de l’extrême droite, qu’il est malheureusement loin d’être le seul à occuper. Parler d’un génocide vendéen lui permet de courtiser les monarchistes, au premier rang desquels Philippe de Villiers (qui, à l’heure où ces lignes sont écrites, est membre du parti « Reconquête »), concepteur du Puy du Fou où se joue la grand-messe de la mémoire contre-révolutionnaire des guerres de Vendée.

Tract Zemmour contre l’histoire : la stratégie du mensonge

Le plus petit haut-parleur du monde (1924) © Gallica/BnF

S’il est impossible et sans doute vain de corriger chaque mensonge de Zemmour, l’échantillon des citations figurant dans ce tract offre un aperçu efficace de ses stratagèmes rhétoriques. Le ressort du dévoilement au grand public d’un secret que les élites dissimuleraient au reste de la population est le plus courant et le plus efficace : ainsi, « on » aurait volontairement effacé Clovis des mémoires (ce qui est faux au regard non seulement des programmes scolaires mais aussi de la production scientifique et de vulgarisation à son sujet). Un autre ressort classique de la réaction consiste à peindre les victimes du passé, souvent issues de minorités religieuses, sous les traits de bourreaux afin d’alimenter l’obsession du déclin et d’un prétendu grand remplacement. Éric Zemmour cautionne ainsi le massacre de dizaines de milliers de protestants par de bons bourgeois catholiques lors de la Saint-Barthélemy (1572) au prétexte que les protestants auraient représenté une menace pour les catholiques, un véritable « État dans l’État » – alors que la recherche historique a montré que les protestants ne représentèrent jamais plus de 10 % de la population du pays et massacrèrent très peu.

Pour servir ses intérêts politiques, et à rebours de la méthode historique qui exige de se détacher autant que faire se peut des jugements de valeur, Zemmour prête aux acteurs du passé des intentions qu’ils n’avaient pas et les fait rentrer au chausse-pied dans son roman national. Ainsi, au mépris de ce que les sources, ces lettres de poilus épuisés par deux ans et demi de guerre, nous disent des souffrances des troupes, il prétend que l’insurrection des soldats de 1917 contre la guerre et sa conduite aurait, au contraire, manifesté leur souhait de poursuivre les combats. Il exploite aussi sciemment les confusions dans l’esprit du public pour servir ses discours. Ainsi, quand il prétend que le procès du collaborationniste Maurice Papon en 1997-1998 fut un procès politique, il brouille les lignes pourtant très nettes entre la sphère publique et médiatique, qui appelle à une condamnation symbolique, et l’enceinte judiciaire, qui a pour seul but d’évaluer factuellement la responsabilité personnelle de Papon dans les actes qui lui sont reprochés.

Face à ces manipulations, les historiens et historiennes ne se contentent pas d’offrir à un lectorat déjà convaincu un arsenal de faits étayés à opposer aux partisans de Zemmour. Collectivement, avec fermeté et sérénité, ils rappellent surtout, aux convaincus comme aux indécis, que l’étude du passé suit une méthode, fondée sur le refus des jugements de valeur et de l’imposition aux sociétés du passé de catégories qu’elles ne connaissaient pas. Cette méthode s’appuie sur une lecture directe, critique et contextualisée des sources : les actes du procès de Dreyfus ou de celui de Papon, les mémoires de Simone de Beauvoir ou encore les lettres des mutins de 1917. Enfin et surtout, par ce tract collectif où les contributions ne sont pas signées individuellement, ils rappellent combien le savoir historique est d’abord une construction commune en perpétuelle évolution. Refusant la figure de l’intellectuel solitaire ayant un avis et des compétences sur tout (ce que Zemmour se targue d’être), ils ne s’érigent pas en gardiens du temple, mais rappellent que la recherche historique est d’abord collective : elle partage et confronte ses savoirs afin de prouver la véracité des faits et de bâtir à partir d’eux des interprétations qui pourront, dans le futur, être remises en question – contrairement aux faits eux-mêmes.

Au-delà du seul cas de Zemmour, ce tract s’inscrit pleinement dans les initiatives des historiens qui, après un certain retrait dans les années 1980 et 1990, se sont de nouveau impliqués dans le débat public à partir des années 2000. Ils s’attellent à regagner le terrain perdu face aux « historiens de garde » et autres tenants d’un roman national aussi fantasmé qu’intolérant et, pour cela, explorent de nouveaux outils littéraires et médiatiques. Ainsi, ce tract s’articule à une vidéo collective sur la chaîne YouTube « C’est une autre histoire » et à une interview de Florian Besson et Catherine Rideau-Kikuchi sur la chaîne de Nota Bene, deux des vidéastes les plus actifs dans le domaine de la vulgarisation historique. Cet ouvrage à mettre entre toutes les mains construit donc une méthode qui demeurera, passé le temps court de la campagne présidentielle, une pierre de touche dans la réflexion sur les modes et les buts de la diffusion des résultats de la recherche en histoire.

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