Les expériences lumineuses de Mario Levrero

Peut-on donner une forme littéraire à l’échec ? Comment parler des choses dont on n’arrive pas à saisir la substance ? Comment écrire sur les expériences « lumineuses », celles qui nous dépassent ? Qu’est-ce qu’un roman ? Et qu’est-ce que cela veut dire d’être un écrivain ? L’Uruguayen Mario Levrero (1940-2004) répond en creux à toutes ces questions dans Le roman lumineux, roman (im)possible paru un an après sa mort.


Mario Levrero, Le roman lumineux. Trad. de l’espagnol (Uruguay) par Roberto Amutio. Noir sur Blanc, 583 p., 29 €


Dès la préface, on trouve la motivation qui pousse l’auteur à écrire son livre : « Selon ma théorie, certaines expériences extraordinaires ne peuvent être racontées sans être dénaturées ; il est impossible de les transposer sur le papier […] mon ami m’a poussé à écrire une histoire que je savais impossible à écrire, et il m’a imposé cette tâche comme un devoir […] je savais peut-être, d’un savoir secret et subtil, que mon ami chercherait la manière de me contraindre à faire ce que je croyais impossible. Que ce fût impossible n’était pas une raison suffisante pour ne pas le faire ; cela, je le savais, mais j’étais réticent à tenter l’impossible […] Ce livre n’est que le témoignage d’un grand échec ». Ces mot liminaires de Levrero nous renvoient directement aux célèbres mots de Beckett : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux ». À la différence près que, chez l’auteur uruguayen, les choses sont loin d’être aussi simples, car dans Le roman lumineux l’échec n’est que le cheval de Troie d’où émergent tous les possibles de l’écriture ; une ruse très prolifique.

L’argument du livre est, en partie, sa propre genèse. En 2000, Levrero reçoit une bourse de la fondation Guggenheim pour réaliser la correction définitive des cinq chapitres d’un vieux projet de seize ans qu’il n’avait jusqu’ici jamais pu mener à bien. Levrero s’engageait aussi à « écrire les chapitres nécessaires pour compléter le roman ». La révision du texte arrive, mais pas les nouveaux chapitres ; à la place, on trouve un prologue intitulé « Journal de la bourse » (444 pages, c’est-à-dire les trois quarts du livre), plus le « Roman lumineux » (88 pages), un récit intitulé « Première communion » (26 pages) et un « Épilogue du journal » (5 pages). Tous ces matériaux rassemblés forment l’ensemble hétéroclite de ce qu’on appelle aujourd’hui la « novera luminosa ».

Le roman lumineux : les expériences lumineuses de Mario Levrero

Mario Levrero © Eduardo Gimenez

Mais qu’est-ce que ce roman qui nous illumine ? D’abord, une quête de la vérité, vérité de soi et vérité de la littérature, une quête à travers laquelle Levrero prétend saisir l’insaisissable esprit du réel. Les « expériences extraordinaires » ou lumineuses dont il nous parle dans sa préface témoignent d’un rapport au monde et à la réalité, ou, mieux encore, d’une cosmovision qui abrite le fantastique et le paranormal. Ensuite vient le réel tout court (sans l’abstraction de l’esprit) et là le roman, plus ténébreux, prend la forme d’un simple journal de lectures (Thomas Bernhard, Rosa Chacel, Burroughs, Maugham, Bukowski, Beckett, des romans policiers), d’un carnet d’obsession et des manies, d’un témoignage cruel d’addictions, des douleurs et des maladies, d’un réservoir des rêves, et surtout d’un anti-atelier d’écriture où il est question de rendre compte des difficultés et de la procrastination de l’acte définitif de l’écriture (comme s’il y en avait un) .

C’est dans les actions les plus banales, dans l’espace-temps aplati du quotidien, que s’inscrivent les expériences lumineuses : « Je sens déjà le goût ancien de l’aventure littéraire, dans la gorge », écrit Levrero dans le premier chapitre du « roman ». Un goût authentique, « à la fois amer et douceâtre » qu’il associe « vaguement à l’adrénaline ». Un goût qui n’est pas à proprement parler celui de l’œuvre finie, l’œuvre parfaite car bien écrite, mais celui de l’œuvre infinie et imparfaite, celui de « l’opera aperta » dont parlait Umberto Eco, une œuvre prise en charge par le lecteur. Levrero lui-même le reconnait : « Je crois finalement que la seule lumière que l’on trouvera dans ces pages sera celle que voudra bien leur prêter le lecteur ».

L’impossible dans le « roman lumineux » est donc paradoxalement non seulement la condition même de la possibilité de l’écriture, mais aussi sa force, car tenter l’impossible, pour Levrero, devient la seule raison d’être de l’aventure littéraire, le moteur de son écriture. Dans ce sens, l’échec dont parle l’écrivain uruguayen peut être lu comme une impuissance créative, ou, si l’on veut, comme une persistance dans l’impossible de la création : échouer revient à mettre l’œuvre en mouvement, à l’ouvrir à sa genèse infinie, à l’offrir à son lecteur dans l’état du brouillon, avec toutes ses virtualités. Maintenant, c’est au tour du lecteur de persister dans l’échec, d’« échouer encore et, si possible, d’échouer mieux ».

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