Le cas Épicure

Dans L’Enfer, Dante ne rencontre Épicure qu’au sixième cercle, place infamante qu’il partage avec les hérétiques, alors que les autres penseurs préchrétiens bénéficient des Limbes et sont donc préservés des douleurs infernales. Aurélien Robert s’étonne dans son étude Épicure aux enfers de ce jugement négatif sur un des grands philosophes antiques. N’est-il pas absurde de voir en lui, comme font les croyants, un hérétique, un athée, un hédoniste ? Comment pareil contresens est-il possible ?


Aurélien Robert, Épicure aux enfers. Hérésie, athéisme, hédonisme au Moyen Âge. Fayard, 368 p., 24 €


Il est difficile d’admettre que Dante puisse méconnaître la hauteur de vue d’Épicure au point de le réduire à une caricature d’incroyant, en un temps où il va de soi que tout esprit sensé est croyant. Faut-il, d’autre part, croire que la grandeur de ce philosophe aurait été constamment méconnue durant cette suite de « siècles obscurs » qu’aurait constitué le Moyen Âge ? Un des corollaires de ce lieu commun serait que la dimension proprement philosophique de l’épicurisme n’aurait pas été reconnue avant la découverte du poème de Lucrèce par Poggio Bracciolini, à l’occasion du concile de Constance, en 1417. On aurait là un des signes constitutifs de ce moment historique capital que, depuis le XIXe siècle, nous nommons « Renaissance ». Tel est l’enjeu de ce livre aimanté par l’étrange parti pris du poète de La Divine Comédie : faire de la perception de l’épicurisme, durant le millénaire médiéval, le fil rouge d’une lecture bienveillante de cette période décriée de notre histoire.

Au chant IV de L’Enfer, le poète guidé par Virgile rencontre dans les Limbes les grands esprits de l’Antiquité qu’il serait absurde de punir puisqu’ils ont été vertueux mais qui ne peuvent être reçus au Paradis faute d’avoir connu le Christ. C’est d’abord Homère et les poètes latins, puis les héros troyens, enfin les philosophes, Aristote étant désigné comme « le maître de ceux qui savent » ; viennent ensuite Socrate et Platon, les penseurs que nous qualifions de présocratiques, et même « Démocrite qui soumet le monde au hasard » ainsi que Sénèque, pourtant contemporain du Christ. Deux noms importants manquent, celui de Parménide – dont il sera question dans Le Paradis (XIII, 125) – et celui d’Épicure, destiné au VIe cercle de l’Enfer, avec les hérétiques couchés dans des tombes brûlantes. La cause de ce châtiment est explicitée au chant X : Épicure et ses disciples « ont leur cimetière de ce côté, eux qui font mourir les âmes avec les corps ». En un sens, il est logique que l’on ne puisse rencontrer parmi les âmes des morts célèbres celles de qui niait l’immortalité de l’âme.

Épicure aux enfers, d'Aurélien Robert : le cas Épicure

Chronique du concile de Constance qui déclare hérétiques les réformateurs, dont Jean Hus (icône faite entre 1460 et 1465)

La difficulté que relève Aurélien Robert tient au fait que Dante paraît ainsi reprendre à son compte une incrimination courante de l’épicurisme réduit à trois thèses choquantes pour les religieux tant chrétiens que juifs ou musulmans : la mortalité de l’âme, l’athéisme, et leur conséquence, une morale de la jouissance physique. Passons sur le fait que ce qui les scandalisait ainsi soit précisément ce qui fait à nos yeux la modernité de l’épicurisme. Passons aussi sur la différence de sort que fait Dante entre Épicure et Démocrite qui ne nous paraissent pas à ce point opposés. Reste cette évidence que l’épicurisme est tout de même une des grandes philosophies antiques et que les médiévaux semblent l’avoir caricaturée de manière particulièrement réductrice et peu flatteuse.

Il n’est pas difficile de comprendre que le mot « épicurien » ait assez rapidement fini par s’appliquer aux plus grossières jouissances, celles de la table et du sexe. La plaisanterie d’Horace sur le « vrai pourceau d’Épicure » a été prise au pied de la lettre. Dans la langue courante, le « cartésien » ratiocine et doute de tout, tandis qu’Auguste est devenu un clown. Les philosophes ont cessé de s’offusquer de cette inflation qui fait perdre aux mots toute signification précise et réduit toute grande pensée à quelques clichés. Aurélien Robert se donne la peine d’exposer en quoi ces caricatures sont fausses. Le fait est qu’Épicure ne nie pas l’existence des dieux mais est-on si loin de l’athéisme quand on proclame que les dieux, à supposer qu’ils existent, ne s’intéressent pas aux hommes ? Comme en outre Épicure, avec tous les philosophes antiques, ignore l’idée même d’une Création divine, il n’est pas choquant d’assimiler sa position à un athéisme. Le point le plus délicat, celui auquel s’arrête Dante, est celui de la mortalité de l’âme. Il est lié à un aspect essentiel du christianisme : la certitude imposée que nous serons jugés après notre mort terrestre. L’affirmation de ce dogme nécessite celle de l’immortalité de l’âme, finalement plus importante que celle de la résurrection des corps que beaucoup de chrétiens finissent par considérer sur un mode tout juste symbolique.

Il n’est pas étonnant que les religieux réprouvent une morale du plaisir, parce que cela choque leur moralisme et, surtout, parce que cela va contre le dogme du Jugement. La critique de l’hédonisme leur offre un bon angle d’attaque et elle est plus facile à mener qu’un débat sur la Création ou sur l’impassibilité divine. Nous comprenons donc aisément qu’en des siècles où toute hétérodoxie religieuse était tenue pour un crime, l’épicurisme ait constitué un repoussoir commode. Telle aurait été l’obscurité médiévale. Aurélien Robert s’attache à montrer que, sur ce point, c’est notre représentation courante du Moyen Âge qui est caricaturale. Étudier le sort intellectuel fait à l’épicurisme apparaît ainsi comme un précieux fil rouge pour comprendre la pensée effective de cette longue époque.

S’agissant des trois grandes religions qui se partagent alors le monde occidental, les choses sont assez claires : on est dépositaire d’une vérité révélée et tout ce qui s’éloigne si peu que ce soit du dogme ainsi proclamé est une hérésie qu’il convient de combattre. Au IIIe siècle, Hippolyte de Rome eut dans ses Philosophoumena (Réfutation de toute les hérésies) une idée destinée à un grand succès chez les théoriciens religieux des siècles suivants : chercher des corrélations entre les hérésies actuelles et telles ou telles sectes philosophiques antiques. Dès lors que l’épicurisme pouvait aisément être réduit à la conjonction de ces trois hérésies incontestables que sont l’athéisme, la mortalité de l’âme et l’hédonisme, il devenait un repoussoir commode pour la propagande religieuse, aussi bien juive et musulmane que chrétienne.

Épicure aux enfers, d'Aurélien Robert : le cas Épicure

Même si Aurélien Robert n’insiste pas sur ce point, cette réduction de l’épicurisme à la fonction de repoussoir avait déjà été le fait des néoplatoniciens des premiers siècles de l’ère chrétienne. Ils voyaient dans cette doctrine un athéisme comparable à celui des chrétiens puisque les uns comme les autres rejetaient la divinité hors du monde. Des théologiens cultivés comme Clément d’Alexandrie ou Augustin d’Hippone pouvaient donc trouver dans la grande philosophie grecque des diatribes anti-épicuriennes propres à conforter leur propre rejet.

Comment comprendre que Dante ait repris à son compte cette vision caricaturale de l’épicurisme ? Sans doute son profond rejet du mortalisme explique-t-il en partie le vers du chant X de L’Enfer sur les tombeaux des épicuriens. On ne peut toutefois négliger une contradiction avec ce qu’il écrivait au chapitre III du Banquet, quand il présentait stoïciens, péripatéticiens et épicuriens comme « concourant en une volonté unanime à une recherche de la vérité éternelle ». Cette contradiction, relevée par les commentateurs de Dante, n’est peut-être qu’un dualisme entre les moments où, comme dans Le Banquet, il discute en philosophe et ceux, comme dans ce chant de L’Enfer, où il applique la « catégorie populaire de l’épicurien hérétique » à des personnages de son temps qui sont plus connus pour leur activité politique ou militaire que pour leurs contributions philosophiques.

Un tel dualisme ne serait pas le fait du seul Dante mais pourrait bien être appliqué à toute l’attitude médiévale à l’endroit d’Épicure. Tel est l’esprit de la démarche engagée par Aurélien Robert, qui brosse un ample tableau de la pensée médiévale considérée du point de vue de la position adoptée face à l’épicurisme, entre dénonciation de l’hérésie par excellence et reconnaissance d’une grande philosophie. Il montre ainsi que même cette morale du plaisir pouvait, dès le XIIe siècle, être acceptable pour des chrétiens comme Pierre Abélard ou Jean de Salisbury. Quand, à partir du XIIIe siècle, on se remit à rédiger des Vies de philosophes, Épicure en parut digne. Même le plaisir sexuel, auquel les détracteurs des hérésies opposaient leur rigorisme moral, put être analysé comme une chose saine et bienfaisante par les médecins italiens de l’école de Salerne au XIIIe et au XIVe siècle.

On pourrait conclure de cette étude que le dualisme s’est perpétué durant tout le Moyen Âge, entre un épicurisme réduit au rôle d’épouvantable hérésie et la philosophie d’Épicure. Ce ne serait pas faux mais guère surprenant. Aurélien Robert va beaucoup plus loin et voit dans les études médiévales sur la philosophie d’Épicure un travail préparatoire à ce qui allait devenir l’humanisme du XVe siècle. C’est que la condamnation de l’épicurisme comme l’hérésie par excellence a suscité « l’intérêt croissant des savants pour le philosophe qui a prêté son nom à la secte imaginaire des épicuriens. Le travail historique, philologique et philosophique entrepris dès le XIIe siècle à travers une relecture attentive de Cicéron et de Sénèque » fut la condition de possibilité de l’humanisme à venir. Si ce sont les savants médiévaux qui ont « sorti Épicure des enfers » quand la Florence du XVIe siècle interdisait Lucrèce et que l’on brûlait force hérétiques, alors la révolution humaniste de la Renaissance est une illusion dont il convient de nous défaire.

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