Traduire les rimes tierces

Sept siècles avec Dante

Il faut être persuadé que l’on fera mieux que ses nombreux prédécesseurs, ou que leurs travaux contiennent des défauts majeurs, quand on s’attelle à une nouvelle traduction de Dante, lui qui lança cet avertissement définitif (cité avec sportivité par la traductrice elle-même, dans sa préface) : « Que chacun sache qu’aucune chose harmonisée par le lien musical ne peut être transmuée dans une autre langue sans que soient rompues toute sa douceur et toute son harmonie. »


Dante Alighieri, Enfer – La divine comédie. Traduit de l’italien, préfacé et annoté par Danièle Robert. Édition bilingue. Actes Sud, 528 p., 25 €


Pouvait-on être plus clair ? C’est peut-être pour lui donner tort que des générations de traducteurs sont partis à l’assaut de l’œuvre de Dante, en atteignant des résultats divers, les uns privilégiant le respect de l’original, d’autres la transmission du sens, les uns la « forme », les autres le « fond », les uns la langue de départ, les autres celle d’arrivée, selon des classifications savamment théorisées par la traductologie et que l’on retrouve, annoncées en d’autres mots, dans presque toutes les ritournelles des « avertissements du traducteur ». Parfois aussi arrive une nouveauté.

« À trente-quatre mille pieds au-dessus du golfe de Gascogne, le vol de nuit Alitalia à destination de Boston filait dans le clair de lune. À son bord, Robert Langdon était plongé dans la lecture de la Divine Comédie. Bercé par les rimes tierces du poème et le ronronnement des moteurs, il flottait dans un état second, quelque part entre rêve et éveil. » C’est sur ces mots que s’ouvre l’épilogue d’Inferno, le best-seller mondial de Dan Brown (2013), et l’on se demande quelle traduction anglaise, capable de produire sur lui un effet aussi hypnotique, pouvait bien lire Langdon (celle de Peter Dale, de 1996 ?). Ce qui est clair, en revanche, c’est qu’en 2013, même s’il l’avait voulu, Langdon n’aurait pas pu lire une traduction française de Dante en rimes tierces (ou tiercées, lit-on aussi, ces rimes entrelacées dont la disposition est ABA BCB CDC DED, etc.), car, d’après la dernière traductrice de l’Enfer, il n’en existait pas.

Enfer dante Botticelli

L’Enfer illustré par Botticelli

L’idée de Danièle Robert est simple à résumer : les rimes tierces (celles qui sont censées bercer le héros de Dan Brown, le mettre dans un état second) ont été systématiquement sacrifiées par les traducteurs français. Or, elles sont une part essentielle de la poésie de Dante ; il est donc impératif de conserver cette structure forte, ce véritable enchevêtrement, cet « entrelacs musaïque » dit la traductrice, de même qu’un vers plus court et aérien que l’alexandrin, trop solennel. En quelque sorte, on doit être beaucoup plus près de la forme originale pour pouvoir en saisir l’harmonie. S’ajoutent à cela des considérations sur l’importance du chiffre 3 dans la Divine comédie – chiffre qui serait sacrifié dès lors qu’on ne fonde plus la traduction sur les tercets. En cela, c’est-à-dire en théorie, on ne peut que donner raison à Danièle Robert : toutes ces choses importent. Et néanmoins…

On ne nous en voudra pas de juger d’abord une traduction à son résultat, et donc à ses effets. Une fois que l’on a compris et peut-être senti toute l’importance des tercets et des rimes tierces qui les fondent, on regarde des passages que l’on connaît plus ou moins par cœur. Alors, un doute surgit. Un exemple seulement, dans le chant dit « d’Ulysse », XXVI, v. 119 : « fatti non foste a viver come bruti » rendu par « non pas pour vivre en bêtes brutes conçus ». Mais, précisément, peut-être est-il plus honnête de ne pas se faire un avis à partir de ces passages dont on a mille fois eu le loisir d’apprécier « la douceur et l’harmonie » dans la langue du poète.

dante traduction

Dante, par Domenico di Michelino

Prenons deux vers, un peu au hasard. Au chant IV, v. 104-105, Dante rencontre dans les limbes les plus grands poètes grecs et latins : Homère, Horace, Ovide… Une discussion s’engage, on marche « parlando cose che ’l tacere è bello, / sì com’era ’l parlar colà dov’era » – vers magnifiques qui évitent au poète d’avoir à imaginer et dire de quoi il a parlé avec ses pairs. Voici comment la traduction éditée par Actes Sud rend la chose : « parlant de ce dont le secret est beau, / tout comme en parler était juste aussi ». Certes, même si on ne le voit pas dans cette courte citation, « beau » rime avec « château » et « ruisseau », « aussi » avec « ainsi » et « compagnie », mais les mots semblent s’ordonner ici de manière gauche ; quant au sens, il s’est un peu perdu puisqu’il n’est question, dans l’original, ni de « secret », ni de « justice ». Prenons une autre traduction, là aussi au hasard (celle de Jacqueline Risset, Flammarion, 1985) : « en causant de choses qu’il est beau de taire, / comme il était beau d’en parler alors ». Le résultat n’est certes pas aussi musical que chez Dante, mais au moins l’idée – poétique –, avec la symétrie taire (au présent) / parler (au passé), est-elle parfaitement rendue.

Une traduction réussie se doit de respecter le sens et de ne pas décourager la lecture, les deux impératifs ne pouvant fonctionner qu’ensemble. Il est sans doute important de comprendre le projet d’ensemble de la Divine comédie, sa dynamique, son fonctionnement, mais il est essentiel qu’elle reste, même en traduction, une œuvre littéraire qu’on doit comprendre mot après mot, et non un objet culturel dont il faudrait saisir l’essence.

Certes, la critique est aisée, et il n’est pas dans notre intention de sélectionner deux vers soi-disant au hasard pour condamner ensuite un vaste travail qui frappe par sa qualité, ses ambitions élevées, son exigence et ses immenses mérites. La question relève d’un autre plan : les contraintes formelles ne sont-elles pas trop nombreuses, de sorte que l’on finit par sacrifier, ici ou là, la transmission du sens – qui lui aussi est poésie –, le naturel, la fluidité, les figures de style, les niveaux de langue, etc. ?

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L’Enfer de Dante illustré par Gustave Doré

Lorsque Dante – ou un autre poète – se donne un certain nombre de contraintes formelles, ces contraintes servent indiscutablement de support à la création. L’auteur de la Commedia choisit certes l’endécasyllabe (vers de onze pieds) et les rimes tierces, mais il n’a encore rien écrit de son poème ; c’est à l’intérieur de ce cadre que sa poésie va s’épanouir. Au moment de la création, il adapte en permanence son discours pour tenir compte des pieds et des rimes ; jamais il n’est pour autant « contraint » de dire quelque chose à cause d’une rime car, à l’intérieur de la cage dans laquelle sa poésie est enfermée, sa liberté à lui est totale. Le traducteur n’est pas du tout dans cette position : tout lui est imposé. Et encore, non seulement il doit dire ce qu’a dit le poète, mais on ne nous en voudra pas d’insister sur le fait qu’il n’est pas Dante : il est un traducteur, aussi doué soit-il. S’il suffisait d’aligner des décasyllabes et des rimes tierces pour faire un grand poème, cela se saurait. Hélas, ou plutôt heureusement, la poésie est ailleurs. Les tercets comptent mais ils ne sont qu’une coquille vide si ce n’est pas la poésie de Dante qui leur donne leur force. Qu’on ne se méprenne pas : la traduction de Danièle Robert est un grand et beau travail, dont on pourrait citer bien des trouvailles magnifiques, mais, si conserver la rime pour préserver la structure revient à sacrifier parfois le reste, peut-être vaut-il mieux sacrifier la rime.

Traduire est un art difficile et parfois frustrant car on hésitera toujours entre conserver quelque chose de la différence irréductible du texte de départ, avec l’effet d’étrangeté que cela produit dans la langue d’arrivée, et gommer les originalités non seulement d’un style mais de toute une culture pour les faire entrer avec naturel dans un autre univers, au risque de tout niveler. Traduire de la poésie est encore plus difficile ; c’est même une tâche impossible, comme le soutenait Dante. Plus tard, Benedetto Croce dira que « l’impossibilité de la traduction est la réalité même de la poésie dans sa création et dans sa re-création ». (La poesia). Malgré cela, l’idée d’interdire à tout non-italophone de pénétrer dans l’Enfer de Dante paraît indéfendable, à moins d’abandonner tout espoir. Le travail de Danièle Robert est une pierre de plus apportée à l’édifice monumental des traductions dantesques, une pierre qui permettra à Robert Langdon de se laisser bercer, en français aussi, par les tercets de Dante. Mais il est vrai que Robert Langdon ne parle pas français.

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