Silvia Baron Supervielle à sa fenêtre

Échappe-t-on jamais à cette immensité plane de l’Argentine, aux deux serpents de mer encerclant le Rio de la Plata, alors que le regard se répand sur la Seine ? Et quel sens a le non-lieu, autre nom de l’exil, quand l’esprit navigue entre deux hémisphères ? Formes, ombres, couleurs, fenêtres dans le vide, tout conspire à troubler la vue, à confondre la clarté. Cet énigmatique kaléidoscope peuple la vision hautement poétique de Silvia Baron Supervielle qui nous livre dans Le regard inconnu ses persistances rétiniennes.


Silvia Baron Supervielle, Le regard inconnu. Gallimard, 112 p., 12 €


Ce « navire qui parcourt l’onde agitée sans que l’on puisse déceler la trace de son passage » signe l’itinéraire d’une nomade qui, née à Buenos Aires, de mère uruguayenne – et pour cela cousine de Jules Supervielle – et de père béarnais, a jeté l’ancre à Paris pour n’en plus bouger. Silvia Baron Supervielle assume ce double héritage qui l’oblige – toute son œuvre en témoigne, du Pont international à Un autre loin – au grand écart, fondant une poésie aussi attachante qu’insolite où L’eau étrangère se mêle à L’or de l’incertitude.

Nomade, mais non déracinée, car sous ses paupières se confondent en permanence les eaux grises de la Seine et les reflets mordorés du Rio de la Plata qui, en vérité, « ne font qu’un fleuve qui conserve et dévoile la mémoire de ses voyages ». « Par-delà la mer », écrit-elle enfin, en jetant un regard circulaire, « je rejoins un autre fleuve qui fut mon point de départ ». Comment dès lors définir « l’ailleurs » et quel sens donner au dedans et au dehors ? « Ailleurs. Le mot n’est pas un lieu mais un passage inachevé… » À l’instar de l’« Achille immobile à grands pas », de Paul Valéry, Silvia Baron Supervielle se plaît aux vues héraclitéennes : « Ici n’est plus dehors ni dedans ». Passe et coule le fleuve imperturbable reliant les deux rives.

Le regard inconnu : Silvia Baron Supervielle à sa fenêtre

Description et carte du Rio de la Plata (XVIIe siècle) © Gallica/BnF

Ces gens-là, en l’immense jonction atlantique, sont-ils, comme elle le suggère, des « émigrés de la mémoire » ? Voilà le mot lâché tel un ballon captif dont Borges tient le fil. Le poète à la vue brouillée n’est jamais loin de Silvia Baron Supervielle qui l’a tant servi et qui nous a servi, en traductrice accomplie, les conférences que Jorge Luis donna sur le tango. Celui dont la vue s’est retirée a tout misé sur la mémoire, ainsi que l’exalte le conte Funes ou la mémoireFunes el memorioso. Ce personnage totalement « mémorieux », condamné à ne rien oublier, lui a ouvert les portes de l’imaginaire, s’il faut en croire cet esprit paradoxal pour qui la mémoire ne serait que l’autre nom de l’imagination, et vice versa.

Et voilà donc la narratrice de ce récit qui, sur la fenêtre ouvrant sur l’autre fleuve, jumeau de l’« or des tigres » de Borges (le Rio de la Plata) – « fleuve d’argent », s’il faut traduire –, projette des formes, des visages – l’omniprésent Lucien –, dessine des contours, des traces, des couleurs comme jaillies de son ancrage nomade – passons sur l’oxymore. En s’abritant derrière les écrits de Juan Gris, l’immense cubiste espagnol, qui confondait lui aussi vision et imagination, et définissait son art, par astucieuse inversion, comme non pas « une matière qui doit devenir couleur, mais une couleur qui doit devenir matière », elle a cette heureuse formulation : « Le langage des peintres est écriture de lumière et silence des formes. » Les paysages au loin, les visages abandonnés défilant sur la vitre dans le vide, surgissent du bain acide qui, dans la chambre noire, révèle « des hymnes anciens et fait revivre des héros », pour flotter dans cette écriture en suspens où se superposent retour et non-retour.

Mais aux yeux de qui ? Quel est ce « regard inconnu » qui signe cet ouvrage ? Chaque mince chapitre se referme – ou s’ouvre ? – sur quelque citation de la Bible de Jérusalem, présentée en vers scandés irradiant de poésie les réflexions de celle qui revient, aujourd’hui comme hier, sur sa double identité, voire ses multiples visages, et renvoyant cette « voix qui crie, qui écrit et qui meurt dans le désert ». Ce texte assurément, vaste poème en prose, est testamentaire, doublement si l’on considère l’Ancien et le Nouveau. À Ruth la nomade moabite qui s’enracine en féconde Judée répond l’oracle de Bethléem dont elle assume l’héritage et la parole : « Lorsque je me réveille d’un rêve mystérieux, j’essaie de me rapprocher d’un murmure muet. Je ne sais pas si je l’entends ou si c’est moi qui récite doucement des poèmes du Livre. Il est possible que je tente de devenir disciple de Jésus. Ses gestes, dans sa tunique, m’incitent à reprendre les pas au long du fleuve en marquant le rythme de l’écriture des dieux. »

Tout est dit, du propos, du mode et de la forme, et l’œuvre présente pourrait bien apparaître comme une paraphrase parabolique ou un palimpseste. De la sorte, on ne peut approcher l’écriture du livre de Silvia Baron Supervielle sans une pieuse émotion, comme si l’on décryptait l’arcane, devinait le mystère, cherchant des points d’ancrage comme autant de clés pour entrer en demeure.


EaN a rendu compte de deux ouvrages de Silvia Baron Supervielle : Un autre loin et Chant d’amour et de séparation.

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