Venir au monde en exil

Silvia Baron Supervielle, poétesse, traductrice de Borges, de Juarroz, de Marguerite Yourcenar, est née en 1934 à Buenos Aires. Elle s’est installée à Paris en 1961. D’une écriture dépouillée, Chant d’amour et de séparation est une méditation consacrée à l’expérience de l’écart, à ce qui distingue, réunit et sépare à la fois, rendant paradoxalement proche et lointain tout objet de réflexion.


Silvia Baron Supervielle, Chant d’amour et de séparation. Gallimard, 160 p., 16,50 €


La séparation suscite le désir, et l’entretient. De quoi (s’)est-on éloigné ? De quoi vit-on séparé ? À l’aune de quel fleuve, tel fleuve qui porte, déporte également, s’amorce un second détachement ? « Je vais vers ce qu’il n’y a pas, ce qui n’est plus, ce qui nous fait défaut. […] La nature est séparée aussi, dans un ailleurs propre, je voudrais me mélanger à elle, devenir un de ces arbres sur lesquels vibrent des feuilles d’or au long des quais. Je voudrais être le fleuve qui se jette dans l’Atlantique ou une de ces mouettes qui plongent et rebondissent au ras des eaux », écrit Silvia Baron Supervielle.

Un écrivain a-t-il une langue propre qui lui restitue son unité ? Lui qui relève d’une race d’hommes déracinés, lui dont l’identité semble fluctuer ?

La souplesse d’une langue « choisie », ainsi le français élu pour sa transparence, s’adapte-t-elle à une langue sous-jacente, langue première étrangère ?  Comment l’écriture se nourrit-elle de la question de l’appartenance, de la fidélité, de la relation critique qui s’établit nécessairement ?

Lire dans plusieurs langues, comme traduire inlassablement, c’est exercer l’oreille intérieure, la plus intime, celle qui « écoute battre le sang » celle dont « les rêves traversent les verbes ». Mais cela donne-t-il accès à la « réalité » tangible des langues, partant, à leur inscription en nous ?

Silvia Baron Supervielle, Chant d’amour et de séparation

Silvia Baron Supervielle © Catherine Hélie

Il y a une nécessité à quitter, car c’est un moyen d’accéder à soi, à plus qu’à soi, à la liberté.  Beckett le résume ainsi : « Lorsque avoir un jour quitté son village cesse de ressembler à une bêtise, c’est seulement alors que l’écriture commence. »

Être en même temps pleinement d’ici et d’ailleurs, c’est exercer le droit à l’ubiquité dont rêve tout enfant imaginatif. C’est se départir de la distance, de l’idée même de la distance, c’est pouvoir la faire sienne immanquablement, fût-ce de manière provisoire.

Nulle temporalité inquiétante ne subsiste, dès lors qu’il s’agit d’aller au-devant de l’inconnu.

« Nous voulions trouver un autre monde. Nous cherchions le vide au loin pour lui donner une apparence extraordinaire. Notre patrie ne s’est jamais fixée. Nous restons dans l’espace pour tenter de traduire des régions éloignées et des ombres séparées qui gesticulent en silence même quand il fait nuit », écrit Silvia Baron Supervielle.

Tant de passages d’une langue à l’autre, de traversées d’un pays à l’autre, voire tant de promesses de rivages renouvelés, donnent à voir des territoires sensibles que nous pourrions arpenter en nomades aguerris :  traduire le poème, la prose, ou transposer l’expérience vivante  de « l’amour [qui] serait dans l’absence d’un être et la présence de sa voix », c’est parvenir à transfigurer un mouvement susceptible de se reproduire : « Je circule entre des mots qui s’évadent des langues et des heures. »

La distance est déserte, évanouie.

Tout semble possible à nouveau. Il faut réapprendre à se souvenir, aller à la recherche de ce qui s’est perdu, de ce qui a été abandonné, dans la légère dilatation de la durée, guidé par la voix, les mots, les poèmes de Jacqueline Risset à qui le livre est dédié.

Silvia Baron Supervielle écrit : « Meilleurs de tous les moments sont les moments sans mots »…

À la Une du n° 37