Le mot « herméneutique » a fini par désigner une philosophie particulière, ce qui a conduit ceux qui ne se reconnaissaient pas dans cette doctrine à chercher ailleurs ce qu’ils auraient pu trouver là. Plutôt que de défendre telle ou telle conception, Denis Thouard s’attache à faire sentir la diversité et la richesse des démarches que cette notion peut recouvrir.
Denis Thouard, Herméneutiques contemporaines. Hermann, 372 p., 35 €
Le verbe grec hermèneuein désigne le fait d’exprimer sa pensée par la parole ; le nom hermènéia s’applique donc à toute expression d’une pensée et peut être traduit par « explication ». C’est seulement par extension que l’hermèneus peut être l’interprète, au double sens où, dans l’Ion de Platon, le poète est le porte-parole de poèmes composés en réalité par les dieux, et où le chanteur est lui-même interprète du poète. Une évolution comparable s’est produite avec l’usage du mot « herméneutique » en philosophie. Quand Aristote fait d’hermènéia le titre du deuxième volume de l’Organon, son grand traité de logique, il va expliquer ce qu’il en est des relations entre les mots et les choses, ainsi que des énoncés vrais et faux.
Si l’on s’en tenait là, on verrait dans l’herméneutique une partie essentielle de toute philosophie. Or les choses ont évolué, d’abord avec le stoïcisme puis face aux textes sacrés juifs et chrétiens. Est en effet venue l’idée que ces textes devaient avoir, derrière leur sens manifeste, un sens caché qu’il revenait au travail herméneutique de tirer au clair. Tel fut le programme de l’exégèse biblique, que Luther devait vivement contester. C’est dans un tel contexte que s’est développé un courant philosophique particulier issu des cours d’herméneutique de Schleiermacher, un théologien contemporain de Hegel, marqué par le romantisme allemand.
Depuis une douzaine d’années, Denis Thouard a consacré de nombreux ouvrages à l’herméneutique, dont plusieurs publiés par ces Presses universitaires du Septentrion chères aux disciples de Jean Bollack. Lui-même toutefois se caractérise moins comme helléniste que par sa double culture franco-allemande. En effet, ce directeur de recherche au CNRS exerce à la fois à Paris, dans le cadre de l’EHESS, et à Berlin, dans celui de cette institution franco-allemande qu’est le Centre Marc Bloch. Passant régulièrement d’une capitale à l’autre, pratiquant également les deux langues, il s’est donné les moyens de porter un regard extérieur sur les deux côtés. Cela fait de lui un penseur européen, chose précieuse qu’il a bien mise en valeur à propos de Benjamin Constant. En s’attachant cette fois à mettre en valeur la richesse de l’herméneutique contemporaine, il franchit allègrement des frontières nationales dont, même en leur discipline, les philosophes doivent constater l’étonnante persistance.
Dans la vision française de la philosophie allemande, persiste une opposition binaire entre une droite incarnée par Heidegger et une gauche représentée par la « théorie critique » de l’école de Francfort. Il arrive certes qu’on sorte de la caricature et qu’on voie en Heidegger autre chose qu’un génie supérieur à toute la tradition philosophique ou qu’un minable agitateur nazi. Il arrive aussi que l’on se lasse de la bonne parole francfortoise et que l’on ironise sur les engagements politiques d’Adorno, de Habermas ou d’Axel Honneth, voire sur le sérieux philosophique d’une démarche à ce point attirée par la sociologie. Les éditeurs commencent à s’intéresser à une figure comme celle de Hans Blumenberg, mort presque inconnu il y a un quart de siècle, au milieu d’une pile d’inédits. Quant à Josef Simon ou Dieter Henrich, leurs noms mêmes ne sont encore connus que des spécialistes. Il est donc bon que Thouard leur consacre des études, au même titre qu’à Carlo Ginzburg, Paul Ricœur ou Charles Taylor, un Québécois anglophone. La plupart de ces auteurs sont nés entre les deux guerres et le temps a suffisamment coulé pour que l’importance de leurs travaux puisse être évaluée. Ce livre vaut donc déjà par l’élargissement des perspectives qu’il propose.
On appréciera aussi le chapitre consacré à « Heidegger et la poésie sombre des Cahiers noirs ». Voilà une quarantaine de pages qui, sur cette question sensible, vont à l’essentiel et sonnent juste. Denis Thouard s’était engagé à ne traiter que d’auteurs « suffisamment récents pour qu’un contact avec notre présent ait eu lieu » ; Heidegger est certes mort en 1976, mais la publication des Cahiers noirs est un événement politico-philosophique assurément contemporain de nos débats actuels. S’il y a anachronisme, il a été voulu par celui qui a exigé que ces Cahiers fussent la conclusion de ses œuvres complètes, leur couronnement. Il y avait là de sa part une « ambition herméneutique claire », certes, mais l’herméneutique, en l’occurrence, est encore plus nettement du côté de celui qui interprète cette démarche heideggérienne.
Et le propos de Thouard est bien plus éclairant que ceux sur une prétendue introduction du nazisme en philosophie, lesquels ont le gros défaut de réduire Heidegger à un minus habens admiratif de la grandeur intellectuelle d’un Alfred Rosenberg. C’est ne pas percevoir le gigantesque mépris pour les chemises brunes que manifestait le randonneur de la Forêt-Noire. On a cru que parler à son propos d’un « antisémitisme métaphysique » relevait d’une atténuation de sa virulence. Bien au contraire, c’est, chez un penseur aussi épris de radicalité, une position superlative. Denis Thouard a raison d’employer le mot « mégalomanie » : Heidegger se considérait effectivement comme un des rares géants de l’humanité et le « tournant » qu’il appelait de ses vœux devait être un « nouveau commencement », concurrent de celui des Grecs, « dont les Allemands seraient les initiateurs ». Mettons, quelque chose qui aurait eu l’importance d’un mouvement comme la Renaissance. Il a cru quelque temps que la « révolution national-socialiste » répondrait à son attente et puis il a déchanté : ce régime de médiocres ne pensait qu’à exterminer les juifs – ce qu’ils appelaient « racisme biologique » auquel il jugeait indigne de lui de se rallier. La « séduction démoniaque » exercée par Heidegger s’explique aussi par sa radicalité ; elle choque dans le champ politique, elle a contribué à son succès en philosophie.
En contrepartie à la « poésie sombre » de celui qui fit de Hölderlin le penseur par excellence de la « sortie de la métaphysique », Denis Thouard conclut son livre sur un des plus pertinents critiques de Heidegger : Jean Bollack, lecteur lui aussi de poètes, et d’abord de Paul Celan dont il fut l’ami. Et l’on comprend alors d’où lui vient cette herméneutique à laquelle notre auteur se consacre avec cette constance.
On avait pu s’étonner de voir apparaître dans un chapitre inaugural intitulé « Herméneutique et sciences humaines », outre celui, attendu, de Schleiermacher, les noms d’August Boeckh et de Friedrich August Wolf, en lesquels on peut voir les fondateurs de la philologie grecque, au début du XIXe siècle. C’est que la philologie a fourni à l’herméneutique son « modèle textuel », qui pourrait bien être confronté à une « restriction critique » de ses usages, dès lors que l’on passerait du livre imprimé à l’écran, rupture peut-être aussi lourde de conséquences qu’avait été le passage du codex manuscrit à l’imprimé. Malgré ces critiques récurrentes, on peut considérer que, s’agissant tout au moins de ce que les Français appellent sciences humaines, « le texte comme méthode et catégorie de pensée demeure irremplaçable ». Ce livre se déploie dans l’éventail qu’ouvrent ces questions.
Il serait vain de prétendre résumer en quelques lignes les six études centrales, car leur vertu première est de faire sentir combien peuvent diverger des auteurs contemporains tous susceptibles de relever du champ herméneutique. On se contentera donc d’un rapide survol destiné seulement à susciter l’appétit. Celles consacrées aux signes et à la lisibilité s’ouvrent avec un historien comme Carlo Ginzburg, qui marque sa « défiance de la théorie » et « opère à rebours d’une histoire philosophique de la philosophie ». On passe ensuite à Josef Simon qui « assume le caractère premier de la médiation des signes » et peut ainsi être rattaché aux philosophies du « tournant linguistique ». De la pensée de Blumenberg, dont les récentes éditions et traductions font chaque année mesurer un peu mieux la richesse et la diversité, Denis Thouard retient ici La lisibilité du monde, dont le titre suffit à dire l’enjeu herméneutique. Il n’est pas faux que cet auteur ne se lise pas aisément. Sans doute peut-on parler d’un « échec de ce livre », échec dont on peut effectivement se demander s’il est une « conséquence de la philologisation ». La question se pose d’ailleurs à propos de toute l’œuvre de ce philosophe qui a laissé à sa mort un grand nombre de livres achevés qu’il n’avait même pas tenté de publier.
L’autre grande série d’études porte pour titre « Subjectivités », car « l’identité s’impose comme un thème central de l’herméneutique ». De fait, on est sur un autre terrain que précédemment. Étudiant de près son « herméneutique du je suis », Denis Thouard inscrit Ricœur dans le « courant spirituel » qu’il voit aller « de saint François de Sales à Fénelon » avec des reprises chez « Maine de Biran ou Jankélévitch ». Ne peut-on voir cette lignée se prolonger jusqu’à lui-même ? Quoique discrètes, les allusions à Fénelon sont assez fréquentes chez lui pour que l’on soit tenté d’y voir un fil conducteur de sa réflexion. Quand il présente Charles Taylor, il insiste sur sa grande lisibilité – à la différence de Blumenberg qui lui est comparable sur d’autres points. Dans son « récit de la genèse de l’identité moderne », Taylor définit l’homme comme « animal s’interprétant lui-même », ce qui est assurément placer l’interprétation au centre de la réflexion.
Concluons cette vue rapide et cavalière d’un livre d’une grande richesse avec le chapitre consacré à Dieter Henrich, chez qui la dimension herméneutique de la réflexion ne saute pas aux yeux, encore qu’il se soit montré un lecteur attentif de l’idéalisme allemand et de Beckett. Le rapprochement peut relever de cet humour de qui cherche à penser les diverses fins proclamées par Hegel. À qui l’herméneutique se confrontait déjà du temps de Schleiermacher.