Intrigants concepts

On sait, depuis Hegel, que la lecture du journal est la prière quotidienne du philosophe. C’est sans doute pour cette raison que Hans Blumenberg (1920-1996) a livré durant cinq ans, à la fin des années 1980, un billet à la Frankfurter Allegemeine Zeitung, pensant que, mieux encore que lire la presse, le philosophe pouvait, en y écrivant, participer au façonnage (Bildung) du quotidien.


Hans Blumenberg, Concepts en histoires. Trad. de l’allemand par Marc de Launay. L’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire », 256 p., 29 €

Théorie de l’inconceptualité. Trad. de l’allemand par Marc de Launay. L’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire », 140 p., 15 €


Hans Blumenberg, Concepts en histoires

Ces Concepts en histoires, pour un auteur si marqué par la fameuse « histoire des concepts » de l’école allemande, n’ont rien d’un simple divertissement. Ce livre singulier, recueil de billets et non œuvre systématique à l’instar de La lisibilité du monde ou de La légitimité des temps modernes, se situe dans le sillage de textes comme les Images de pensée de Walter Benjamin et Traces d’Ernst Bloch. Pour Benjamin, il s’agissait de donner « une physionomie aux dates », et, pour Bloch, de créer de l’attention aux petites choses, aux déchets qui se révèlent, si l’on « entend l’heure qu’elles sonnent », les plus importantes ; pour Blumenberg, l’objectif est de saisir comment nait un monde. Nous savons que le concept est un médiateur de monde et Blumenberg le savait mieux que personne, lui qui a grandement contribué à éclairer le projet moderne par l’analyse généalogique de ses concepts directeurs, mais ici il ne se veut pas historien des concepts, il n’entend pas les « illustrer » ou leur donner une figuration, il cherche à saisir, selon la même logique que celle du tirage photographique, manipulation que le jeune Blumenberg aimait effectuer avec son père, le moment où, d’abord « enchevêtrés dans des histoires » – sans doute pensait-il au titre du grand livre de Wilhelm Schapp, Empêtrés dans des histoires (trad. fr., Cerf, 1992) –, les concepts accompagnent la maturation d’un monde et entrent dans l’histoire conceptuelle proprement dite.

Blumenberg, s’il appelle de ses vœux une « théorie anthropologique du concept », ne la met pas, dans ces textes au statut imprécis, tant en pratique que ce qu’il nomme une « théorie de l’inconceptualité », titre du deuxième livre paru en même temps aux éditions de l’Éclat, dont il esquisse, dans un fragment placé à la fin, le programme : « Une théorie de l’inconceptualité aurait à reconstruire les horizons, en un sens très large, dont ont procédé la prise de position et la formation conceptuelle théoriques, non seulement par intérêt pour une meilleure compréhension des résultats en les confrontant à leur genèse et dans la perspective d’établir les déperditions intervenues lors de la formation conceptuelle, corrélatives des exigences de précision, mais aussi pour parvenir à cerner la totalité temporelle […] de la démarche par laquelle la conscience se situe elle-même et qui renvoie, en suivant les fils conducteurs du monde vécu, aux arrière-plans imaginatifs […] d’où sourdent de constants flux de motivation ».

Hans Blumenberg, Concepts en histoires

Les aperçus qui forment ce petit livre, issus des marges de son travail sur la métaphore, se révèlent très proches, quoique d’un genre différent, des articles de la FAZ. L’horizon, la genèse, les déperditions, le monde vécu, l’imagination et surtout la totalité, chaque fois seulement désignée et cependant toujours manquée, dépassant les capacités du concept, ce sont les éléments (au sens de composants primaires) qui sont constamment associés au fil des pages de Concepts en histoires. C’est donc tout à la fois la perception de ce qui constitue la réalité et le processus de sa nomination qui sont en jeu. L’auteur poursuit son enquête sur l’élaboration de la « réalité » et la façon dont les phénomènes et leur nomination cheminent de concert jusqu’à ce qu’un nom, un terme – il ne s’agit pas toujours de « concept » au sens strict –, devienne « plausible » pour désigner le réel. Et l’on retrouve dans ces billets le philosophe de la métaphore (Paradigmes pour une métaphorologie, Vrin, 2006) et du Concept de réalité (Seuil, 2012). Dans ces jeux de langage à la Wittgenstein, lequel est très présent dans ces textes, on peut s’arrêter sur deux morceaux de bravoure, l’un chef-d’œuvre d’humour et de mauvaise foi, l’autre, fragment d’une analyse érudite à laquelle Blumenberg nous a habitués. La tentative de dégriser le « tournant heideggérien » part de l’ontologie du fameux « es gibt », du « ça donne » ou du « il y a », pour terminer dans l’œnologie du EST EST EST, célèbre cru italien de Montefiascone. Le dégrisement du philosophe ivre de l’Être passe par la critique drolatique d’une ontologie qui fait disparaître l’étant et le sujet. Certes, Blumenberg se trompe sur l’interprétation du « souci » heideggérien, qui ne provient pas d’un manque ; mais reste la volonté héroïque du médecin-philosophe de soigner les « spéculations métaphysiques » ouvertes par la langue. Le texte intitulé « être-jeté » est plus grave. Il consiste à repérer toutes les métaphores possibles derrière la fameuse expression du biologique au théologique en passant par le jeu (les dés jetés) et une très belle analyse de la crise qui a donné naissance aux Élégies de Duino de Rilke.

En saluant le travail du traducteur, on terminera en regrettant avec l’éditeur que les héritiers de Blumenberg interdisent désormais que ses œuvres posthumes paraissent accompagnées de mises en perspective. Mais on se dit, en y repensant, que c’est peut-être une chance à saisir pour redevenir un lecteur « enchevêtré » dans ses lectures.


Lire aussi la critique de Préfiguration : Quand le mythe fait l’histoire de Hans Blumenberg, paru dans notre numéro 8.

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