Prague après 1989

Isabelle Flaten, qui a vécu et travaillé en Tchéquie, et sait faire parler ses fibres, situe son roman Les deux mariages de Lenka au cœur de Prague au temps de la révolution de Velours, en 1989. Václav Havel, libéré de prison, a rétabli la liberté sur tout le pays de Kafka, sans rien effacer de « la faiblesse, le manque de confiance en soi, le sentiment de culpabilité » (Lettre au père) qui marquent rescapés et héritiers du régime communiste. Pouvait-on tout espérer du Château, ou ne plus rien attendre ? « Les choses n’étaient pas aussi simples que ça ».


Isabelle Flaten, Les deux mariages de Lenka. Le Réalgar, 150 p., 15 €


On se souvient du « bilan globalement positif », quand un secrétaire général du Parti communiste français entendait faire la part des manquements du socialisme tout en en vantant les réussites. Mais qu’en est-il de l’économie de marché et de la griserie capitaliste qui, après la chute du mur de Berlin, ont remplacé partout en Europe centrale – à l’Est, disait-on pour simplifier, en rendant furieux un Milan Kundera qui jamais ne s’est senti « Européen de l’Est » – le collectivisme providentiel ?

C’est à travers le personnage de Lenka Svobodová – « épouse de la liberté », en tchèque – qu’Isabelle Flaten entend dessiner la ligne de démarcation entre l’avant et l’après, à la charnière du rideau de fer. Tout est vu par ses yeux, par son corps, par les mouvements contrastés, contradictoires, de ses états d’âme. Elle fut l’épouse d’un « honnête » militant, membre de la nomenklatura au temps de la Tchécoslovaquie soviétique, Honza, un nom archi banal qui renvoie aussi à un personnage de conte de fées. Vraiment, pour Honza et Lenka, c’est la vie de château, le gîte et le couvert ! Sauf que « rien n’est jamais acquis à l’homme », rien n’est gratuit.

Isabelle Flaten, Les deux mariages de Lenka

Vaclav Havel et des manifestants à Prague (novembre 1989) © CC/MD

Et voilà ce couple de voisins et amis, Eva et Marek, qui est professeur d’université, une graine de dissident, surpris un jour portant un samizdat. Bon prince, Honza plaide l’étourderie et lui ôte toute inquiétude. Mais quand ce professeur prépare un dossier de voyage à l’étranger sous prétexte d’échanges universitaires, son voisin sait en découdre les ficelles – en fait, la fuite du pays – et le dénonce. Éjecté de sa chaire, il ira désormais casser des tas de cailloux. On songe au glorieux chirurgien de L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, chassé de l’hôpital pour cause de dissidence et rabaissé au rang de laveur de carreaux. La délation est la pire des choses sous une dictature socialiste, Zoé Valdés l’a dénoncé dans tous ses romans cubains. Telle est la faute indélébile que traînera Lenka comme un boulet, après la mort de son mari peu avant la chute du rideau de fer, elle qui résumera parfaitement la situation sous pareil régime : « Des bouches cousues par la peur parce que l’ouvrir c’était risquer sa peau et elle n’avait pas envie de mourir, plutôt vivre la parole étouffée que pas du tout, est-ce si difficile à comprendre ? »

Mais Eva ne pardonnera jamais à Lenka l’ignominie de feu Honza, ce « passé nauséabond qui les séparera toujours ». Vient donc la chute du Mur et les cartes sont redistribuées, plus rien n’est pareil et Lenka a l’impression de courir « après son ombre ». L’ancien dissident est rétabli dans ses fonctions et la vilaine épouse du bolchevique est dépossédée de son bien : bannie en banlieue, « contrainte par la restitution des biens », elle se retrouvera besogneuse deux ans durant, terrée dans sa cage à lapins, avant de revenir dans son bel immeuble occuper une chambre de bonne providentiellement disponible. La revoilà voisine d’Eva qui ne cesse de lui cracher sa faute au visage, contrairement à Marek, plein d’indulgence : un professeur peut comprendre les hauts et les bas de la roue de la fortune, il ressent pitié et compassion pour la pauvre Lenka qui va s’en tirer grâce à Alain Delon. Le beau Delon qui, depuis longtemps, a inspiré à la jeune Lenka la fascination pour la France et le goût de la langue française dont elle devient experte : « Puis adolescente, il y avait eu Alain Delon, sa gueule d’ange aperçue à la une d’un magazine étranger, une page qu’elle avait défroissée et affichée au mur de sa chambre pour en faire ses plus beaux songes. Et c’est là qu’un soir, les yeux plongés dans ceux d’Alain, projetée dans des bras qui n’attendaient qu’elle, sa vie a basculé vers l’étude du français. »

Démunie et avec toute la mauvaise conscience du monde, elle trouve à s’engager auprès de la famille Daumesnil – installée à Prague où le mari installe diverses succursales d’une banque française –, une famille ayant grand besoin d’une personne parlant sa langue. Sauf que Lenka, plus que dame de compagnie, sera bonne à tout faire, mais qu’importe ! Le destin lui sourira – Isabelle Flaten veut bien croire aux contes de fées – quand ses patrons l’emmèneront avec eux en vacances à Arcachon où la belle et encore jeune Tchèque fera une rencontre décisive – « n’avait-elle pas droit à une seconde chance ? » – qui la conduira à son deuxième mariage. Et alors là, pour de bon, la narratrice pourra s’écrier : « À Prague c’est le printemps ». C’est le mot de la fin.

Isabelle Flaten entend nous faire découvrir la Prague qu’elle a connue, et ses deux versants au gré de la politique. Pour mieux appréhender une réalité qui ne saurait s’accommoder de jugements réducteurs, elle choisit de donner la parole à une âme simple, un être naïf et touchant qui finit par triompher de l’adversité, et dans lequel on retrouvera, sans doute, l’esprit si profondément tchèque de ce brave Chvéïk inventé par Jaroslav Hašek, maître de l’humour et de la dérision. En somme, un bel hommage à la culture de ce pays tant admiré et aimé.

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