Rapper Shakespeare

Le roman de David Nicholls Summer Mélodie (Sweet Sorrow en version originale) évoque l’apprentissage amoureux du lycéen Charlie Lewis dans une petite ville au sud-est de Londres, et croise avec un humour tendre les émotions et la nostalgie liées à l’idylle d’un Roméo candide, interprète amateur de la pièce de Shakespeare.


David Nicholls, Summer Mélodie. Trad. de l’anglais par Valérie Bourgeois. Belfond, 501 p., 22 €


Le titre original de David Nicholls ne méritait pas une aussi méchante traduction, coupage frelaté de franglais, de globish et du sabir des bateleurs des écoles de commerce. Pourquoi ne pas galoper prestement pour entendre le doux son de la langue des amants de Shakespeare « comme la musique la plus belle que l’oreille puisse écouter » ? « Sweet sorrow », qui donne son titre original au roman, est extrait du vers 185, acte II, scène 2 de Romeo & Juliet :

 « Good night, Good night ! Parting is such sweet sorrow

That I shall say good night till it be morrow »

Soit dans la traduction de Pierre Jean Jouve et Sacha Pitoëff :

« Bonne nuit ! Séparation est un si doux chagrin

Que je vais dire bonne nuit jusqu’à demain. »

Ainsi parle Juliette avant de prendre congé de Roméo. Et un jour, pour Charlie Lewis, il faudra bien aussi prendre congé de Fran Fisher, mais pour mieux revenir au doux enchantement de la naissance d’une tendre inclination.

Le pari de David Nicholls, qui renoue avec la tonalité très appréciée d’Un jour (Belfond, 2011), tient au jeu éponyme et à un postulat : l’éclosion et l’accompagnement d’un tout premier amour passent par ses correspondances avec le théâtre et son signe intemporel. Rien d’étonnant à cela : l’auteur, qui signe ici son cinquième roman, a d’abord mené pendant huit ans une carrière d’acteur avant de devenir, avec succès, scénariste et adaptateur pour la BBC, la télévision et le cinéma. La transposition est ainsi devenue la clé de passage de David Nicholls et son ubiquité.

David Nicholls, Summer Mélodie

David Nicholls © Sophia Spring

Le théâtre et le réel en abyme, tout va dès lors s’organiser sur deux plans parallèles, traités à parts égales : vie profane et vie des planches, soit le monde assez glauque de la middle class anglaise de la fin du XXe siècle, face à une tragédie lyrique au cœur des maisons des gentilshommes de la Vérone de la fin du XVIe. Pour le côté de l’ombre, le quotidien d’une famille en rupture, un père dépressif et inactif, volontiers alcoolique, le jeune Charlie, garde-malade à la maison ou s’ennuyant à son travail d’appoint à la station-service ; pour le versant lumière, les amitiés des apprentis comédiens, les textes mis en bouche sous les feux de la rampe, la fête. Reste l’argument : Charlie Lewis, seize ans, les yeux dans les livres et les poches crevées, rencontre Fran Fischer, quinze ans, qui court dans un pré. Sa vie se polarise et s’illumine, Charlie a rencontré son Pygmalion, « une fille qui donnait toujours l’impression qu’elle s’apprêtait à rire, à jurer, ou les deux à la fois ».

La période d’ouverture du roman, au mois de juin, est opportunément celle d’une mue, en fin d’année scolaire et en fin de lycée, avec l’arrière-plan d’une fin de siècle. Deux thèmes de transition s’imposent : l’adolescence et la puissance de l’art. L’action, portée par Charlie, s’arrime à la conquête de sa belle et imprime une dynamique au gré des rencontres et des émois des rendez-vous galants, la pâte humaine vient des jeunes gens enthousiastes qui forment le collectif théâtral des Full Fathom Five avec leur projet de jouer Roméo et Juliette. À leur première rencontre, les lycéens vont gaîment recenser toutes les expressions de la vie courante sorties des œuvres du grand Will, puis bientôt s’échauffer, apprendre à danser, à se battre, à être et à dire, sur un plateau de répétitions improvisé dans l’orangerie d’un manoir, avatar de la compagnie de Lord Hudson, dite du grand Chambellan, tous déjà convaincus que « Shakespeare était le plus grand rappeur de tous les temps ».

David Nicholls fait aisément son affaire du mélange de trivial et de délicatesse, comme de la recherche des équivalences : le bal masqué chez les Capulet devient une soirée de fin d’année sous la boule à facettes du pub l’Angler, le balcon une vieille loge de jardin, les ménestrels et violoneux sont remplacés par l’écoute de Pulp, dont une chanson de 1994, « His’ n Hers » de l’album David’s Last Summer, a, dit-il, influencé l’atmosphère et le ton du roman, tandis que Fran écoute Velvet Underground, Patti Smith et Nina Simone et qu’une liste des titres écoutés par les lycéens figure même en annexe.

Ainsi le marquage d’une époque passe-t-il pour Nicholls par sa musique populaire, au point que la faillite commerciale du père de Charlie, joueur de jazz et disquaire, marque le premier degré de la chute et de l’implosion de sa famille. Musique et non littérature contemporaine, tout est dit, et il faut donc revenir aux grands classiques. Chemin faisant, Nicholls tord le cou au cliché de l’insouciance de la jeunesse, Charlie est parfois insomniaque et nauséeux, souvent épuisé, constamment dans le doute face à la crise de ses parents, la maladie du père, l’incertitude de ses études, les tracas du désir. Mais il y a le rempart de la camaraderie, traitée en un groupe bien individualisé, si bien que l’écueil du sentimentalisme est toujours évité, au profit d’un humour doux-amer, à la Woody Allen, naviguant entre vœux et aveux, entre trac et détresse.

Des pages entières de dialogues, facilité évidente chez Nicholls qui en abuse, des épisodes courts, comme autant de scènes à tourner, donnent à l’ensemble du roman une allure de script soigneusement séquencé. Mais un démarrage lent, une volonté didactique d’éclairer pas à pas les progrès des exercices et des répétitions, tournent quasiment au militantisme, au risque de nuire parfois à l’élan du récit. À la déliquescence de la société britannique de la fin du XXe siècle s’oppose la fulgurance du monde de l’imagination et de l’art, tout comme l’isolement familial de Charlie contraste avec l’énergie et la richesse de l’aventure collective d’une jeune troupe à la recherche d’alternatives au monde banal. Ce faisant, le romancier réhabilite les joies profondes des arts et lettres dans un monde de garçons, souvent voué aux sports. À l’évidence, le credo de Nicholls est là : le salut vient de la joie de dépasser les contingences incertaines, de se colleter aux textes canoniques, comme il l’a fait lui-même dans une adaptation de Beaucoup de bruit pour rien. En toute logique, faute de théâtre où s’embraser ensemble, la rupture amoureuse de Charlie et Fran va suivre quelques mois plus tard, sur une plage bruineuse, comme le soubresaut d’une bataille déjà perdue.

Comment survivre sans le truchement du théâtre ? Comment grandir ? Comment vivre une relation père/fils ? Comment articuler la combinaison improbable des composantes d’un talent ? Comment clore le dernier acte et dresser un bilan ? David Nicholls recourt au procédé classique du rappel, d’abord des rencontres partielles au bar de l’Angler, puis un final avec toute la troupe dans un pub de Londres pour les retrouvailles, vingt ans plus tard, du collectif Full Fathom Five 1996-2001. Cupidon rôde toujours mais la reine Mab s’est éloignée, c’est l’occasion d’explorer les strates géologiques des sentiments, de voir quelques fantômes, de recueillir sans amertume des confidences, pour constater que le premier amour « c’est comme une chanson pop », « le plus beau morceau de musique jamais composé ».

David Nicholls voit dans les balbutiements d’Éros un épisode fondateur, mais à sa juste place, un « presque rien, à peine un pamphlet, un bref interlude entre l’anticipation et le désespoir ». Et s’il en fait un roman à double entrée, côté cour et côté jardin, sous l’œil complice de Shakespeare, c’est pour mieux jeter un doux regard en arrière et marquer une pérennité : 1597-1997, la naissance d’amour ou quatre siècles de baisers.

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