Enquêtes
Le romancier Arno Bertina (derniers livres parus : Des châteaux qui brûlent, Verticales, 2017 et Des lions comme des danseuses, La Contre Allée, 2019) se met à l’écoute des voix changeantes de Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature 2015, qui a profondément changé les relations entre journalisme et littérature.
Je me souviens du texte de présentation qui accompagnait l’enregistrement d’un concerto (?) de Schubert. Un musicologue y expliquait que le compositeur avait bouleversé la forme du concerto ; aux trois parties traditionnellement à peu près égales, il avait préféré une petite introduction, un deuxième mouvement de vingt minutes et une conclusion expédiée. Peut-être n’était-ce pas Schubert, peut-être s’agissait-il d’une sonate, et peut-être est-ce le premier mouvement qui était d’un format inhabituel, je ne sais plus. Ce que je note : alors que j’ai peu de souvenirs de ma « jeunesse », ce commentaire s’est déposé en moi – plus que l’œuvre elle-même – et à presque trente ans de distance je suis capable d’en parler. Quelque chose m’a donc impressionné, dans cette description, à moins que cela m’ait fait « du bien ».
Trente ans plus tard, je découvre Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes. Chapitrés d’une manière qui se moque des effets de symétrie, ces trois films sont faits de sections qui peuvent durer cinq, dix ou cinquante minutes. Cette battue irrégulière va me fasciner. Elle aura pour moi le parfum de la liberté, je lui ai vite trouvé quelque chose de punk – d’autant qu’elle s’accompagne d’une richesse poétique peu commune : certains chapitres relèvent du documentaire, d’autres de la fiction (contemporaine ou historique, quand les deux ne sont pas mélangés) ; à d’autres moments, ce sont les tonalités qui prennent en charge l’hétérogénéité recherchée (farfelue, mélancolique, furieuse, etc.).
L’année où sortent les trois films de Gomes, Svetlana Alexievitch reçoit le prix Nobel de littérature et je découvre une œuvre dont le tour de force est de parvenir à écrire l’histoire en temps réel. À travers des événements précis (l’invasion de l’Afghanistan, l’explosion de Tchernobyl, etc.), qui pourraient faire écran ou rendre complètement myope, Alexievitch parvient à faire apparaitre la lame de fond qui les explique (l’effondrement du système soviétique). Littérature de témoignage mais en même temps livre d’histoire, l’œuvre d’Alexievitch peut être comparée aux Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand parvenant comme elle à décrire des événements circonstanciés (constituant la trame de sa propre vie) et un monde qui meurt. La capacité à changer ainsi de focale est rare et admirable.
Mais ces livres ont des formes surprenantes qui me requièrent autant que les témoignages recueillis : des chapitres longs, d’autres bien courts ; certains sont des solos et d’autres renvoient à des formes littéraires anciennes (les « chœurs » des étudiants, des soldats, etc.). En outre, le livre ne va pas quelque part ; alors que ce sont de vastes enquêtes, tout est dit dès le début, et redéployé dans chaque voix à nouveaux frais. (La supplication s’ouvre sur le chapitre des témoignages, qui est peut-être le plus fou, le plus émouvant ; on pourrait croire qu’il tue le game, et pourtant non.)
J’ai les oreilles à ces voix (sidérantes) et les yeux sur ces structures (surprenantes).
Je suis francophone et français. Cela signifie que j’ai été façonné par des ordonnancements et des équilibres souvent sans rapport avec la matière ou le sujet abordé par l’artiste. Les jardins à la française, l’alexandrin des poètes et des dramaturges, les proportions strictement égales des actes et des scènes dans le théâtre classique, les feuilletons du XIXe siècle que publiait la presse (obligeant les auteurs à un calibrage régulier des chapitres)… tout cela a façonné le goût français, faisant rempart à l’esthétique baroque – jusqu’à Proust visualisant son grand œuvre comme une cathédrale dont tel volume serait la nef, tel autre l’abside ou le chœur, etc.
Je crois que c’est ce patrimoine que Schubert, Gomes, Alexievitch et d’autres ont bousculé en moi. (Cette inquiétude diffuse rassérénée par des formes régulières.)
Mais on connait l’histoire et la symbolique des jardins à la française, liés au Grand Siècle, à l’idée d’une domestication de la nature et des émotions. On connait la fonction policière exercée par l’Académie française sur les dramaturges – les remontrances adressées à Racine, Corneille, Molière…
Chasser la diversité, l’hétérogène, le chamarré, pour que ces choses-là ne puissent être pensées, ni leur équivalence ou leur traduction, en termes politiques. Or, que fait Alexievitch ? La chose la plus interdite dans un régime totalitaire : elle donne la parole. Entre 200 et 500 personnes témoignent pour elle, en amont de chaque livre. Pour qu’on entende le collectif comme aussi bien les individus. Mieux, elle fait entendre cette parole, au sens où elle ne fond pas l’ensemble des témoignages dans la voix d’un narrateur. C’est donc que l’information, le suspense et la beauté sont autant dans ce qui est dit que dans l’ordre du discours, dans le grain de la voix.
Au début de L’affaire Moro, Leonardo Sciascia évoque Pasolini et cite une phrase de celui qui a été assassiné trois ans plus tôt : « Comme toujours c’est dans la langue seule qu’on a perçu des symptômes [1]. » La langue serait un sismographe des évolutions menant le corps social, ou l’époque, ou les formes de l’intelligence collective, enregistrant tout cela d’une manière plus fine que notre intellect. Elle capterait – vieux rêve des créateurs – quelque chose de l’air du temps, donnant aux formes qu’ils créent la force des paroles visionnaires, capables de mettre au jour ce dont personne n’a encore conscience.
Mais si c’est « dans la langue » que cela se passe, on comprend mieux qu’il faille se méfier des pensées de l’écrivain ou de l’artiste, de ses intentions. Une partie du XXe siècle aura tenté d’expliquer cette méfiance, en prônant l’absence de l’auteur, son retrait (Blanchot ou, dans un autre genre, Claude Simon). En expliquant que la seule chose qui devait parler c’était le texte et ce qui se produisait au sein du texte et non à l’extérieur de lui, dans un lien – nécessairement frelaté et piégeux – au dehors, au réel qui n’existe pas, etc.
Svetlana Alexievitch est particulièrement absente de ses livres. Elle apparait furtivement quand elle donne des pages de son journal au début de La supplication, et au détour de tel ou tel entretien, mais ses livres ont clairement pour ambition de faire entendre la parole des autres. Et, à travers elle, les changements sociétaux et culturels. Parce qu’elle voulait décrire l’homme façonné par un régime totalitaire [2], en consignant dans les livres suivants comment cet homo sovieticus a commencé à se fendiller [3] avant d’exploser totalement [4], Alexievitch a élu la voix humaine, et elle a écrit des « romans de voix ». L’expression est étrange, il faudrait parler russe pour s’assurer qu’elle ne peut pas être traduite autrement, mais en l’état elle n’est pas sans faire penser à l’expression de Patrick Deville expliquant qu’il écrit, depuis 2004, des « romans sans fiction », lesquels reposent donc sur l’idée que la charge artistique, romanesque, est à trouver dans la forme, dans la façon qu’ont les chapitres de s’écrire, qui est la véritable intrigue, et non dans ce qui arrive au personnage/narrateur/enquêteur. Glisser d’un mot à un autre, prendre prétexte d’un mot pour reparcourir l’histoire ou le globe…
Les voix chez Alexievitch : un poste privilégié pour observer le dépôt de la propagande dans la langue, la façon qu’avaient les Russes de parler, de convoquer tel ou tel mot, les structures de leurs phrases, et leurs silences. C’est donc une affaire de souffle et de rythmes, et non seulement de mélodie ou de récit. En outre, puisque chaque témoignage rejoue l’ensemble des autres, à quelques inflexions près, chaque section est une spirale, un vortex, au lieu d’être une étape dans un cheminement. Si l’enquêtrice avait voulu donner à ce matériau colossal une direction, il lui aurait fallu le tailler, enlever tel ou tel aspect d’un témoignage pour n’en parler que plus tard dans le livre, etc. Qu’il aille vers plus de joie ou plus d’horreur reviendrait à classer, à imposer un ordre sans rapport avec les tourbillons intérieurs que traque Alexievitch (une représentation du monde qui se fendille et s’effondre). Cela reviendrait à imposer un ordre alors qu’elle enquête sur un ordre qui implose.
L’accumulation est aussi nécessaire ; pour constater ces fissures et ces bouleversements sans discourir à la façon du Soljenitsyne des années 1990 (c’est-à-dire sans apparaitre en tant qu’autorité ou en tant qu’idéologue), pour le constater dans la chair des discours et des gens, et que cela nous emmène bien plus loin que les discours, il en faut beaucoup, il faut un bombardement de voix. Il faut qu’il en sorte de partout, inattendues et jusque-là inentendues. Il en faut qui surgissent, et d’autres qui s’installent, il faut des voix isolées, identifiées, et d’autres groupées de manière chorale (c’est le cas à la fin de chacune des trois parties de La supplication, mais aussi au début de chacune des deux parties constituant La fin de l’homme rouge avec « Tiré des bruits de la rue et des conversations de cuisine »). Il faut une foule. S’il n’y avait que des individus, ils seraient refoulés par la police et chacun nierait avoir entendu ces fous. En Occident, on ne trouve plus vraiment de foules, dans les livres. On trouve des biopics, des biographies, des personnages principaux, et des autofictions, c’est-à-dire des livres dont je, tu, il est le héros. Dans les livres d’Alexievitch, dans La guerre n’a pas un visage de femme par exemple, qui réhabilite des héroïnes discrètes ou effacées, pas une figure pour prendre mieux la lumière que les autres. (Si la Biélorusse cite souvent Dostoïevski, ce n’est pas sans rapport – l’auteur des Démons et des Frères Karamazov excellant à faire vivre dix ou douze personnages principaux dans chaque livre.)
Il y a d’un côté la traque du symptôme, et c’est le document ; et de l’autre l’orchestration toujours changeante des voix, et c’est la marque de l’artiste [5]. Il y a cette agilité dansante qui essaie d’être toujours ailleurs pour déjouer la lourdeur totalitaire et donner le tournis à une vision du monde avec laquelle il faut ruser pour que quelque chose se fasse vraiment entendre. Je vais en passer par une image incongrue : ses livres avancent comme un faune, qui danse, sautille, disparait, revient, tourne sur lui-même. Le faune est insupportable, sa danse comme sa façon d’être sont irritants, il ne laisse pas en paix. En variant ainsi les tempi du livre et de l’enquête, Svetlana Alexievitch empêche que quelque chose se stabilise et se sclérose. Cela empêche que l’on s’habitue à ces voix qui disent un désarroi souvent vertigineux. Le lecteur doit avoir continument l’oreille en état d’alerte, comme une bête traquée et comme un chasseur. L’image n’est pas déplacée : en auscultant de livre en livre un régime moribond, Alexievitch allait au devant de la censure – celle de l’État, qui allait s’en prendre à elle, comme celle que l’on s’inflige (l’autocensure), décelable dans nombre de témoignages, via des contradictions, des silences, des atermoiements ; décelable, en un mot, dans la façon qu’a « l’homme rouge » d’essayer de surgir dans la langue russe.
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In L’affaire Moro, Leonardo Sciascia, Grasset, p. 29. Mais, dans les Écrits corsaires publiés par Flammarion en 1976, le texte est légèrement différent : « Comme toujours (cf. Gramsci), il n’y a eu de symptômes que dans le langage. » (p. 187)
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Le patriotisme des très jeunes femmes russes qui s’engagèrent en 1941, dans La guerre n’a pas un visage de femme.
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La guerre en Afghanistan, injuste, dans Les cercueils de zinc ; la catastrophe industrielle et écologique de l’explosion de Tchernobyl dans La supplication.
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Le putsch de 1992 et la substitution des valeurs occidentales et capitalistes aux valeurs soviétiques, dans La fin de l’homme rouge.
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Lorsque Svetlana Alexievitch a obtenu le prix Nobel de littérature, on a mis en avant le fait qu’il s’agissait de récits, d’enquêtes. Qu’elle avait décrit l’effondrement du système soviétique en trois livres (La supplication, Les cercueils de zinc, La fin de l’homme rouge). Mais si ça n’avait été « que » ça, elle aurait eu le prix Pulitzer. Le Nobel de littérature consacre une démarche dont la qualité première, englobante, est d’être artistique, c’est-à-dire un travail qui prend à bras-le-corps la question des formes artistiques ; qui les prend au sérieux parce qu’il estime que la forme elle-même dit ou produit quelque chose.