Disques (13)
Deux disques viennent de sortir qui illustrent avec brio l’art de la transcription. Gidon Kremer enregistre une transcription pour violon des vingt-quatre préludes pour violoncelle de Mieczysław Weinberg. À l’alto, Kim Kashkashian donne une version remarquablement dansante des suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach.
Mieczysław Weinberg, 24 Preludes for violon solo. Gidon Kremer, violon. Accentus Music, 16 €
Jean-Sébastien Bach, Six Suites for Viola Solo. Kim Kashkashian, alto. ECM New Series, 23 €
Gilles Cantagrel, J.-S. Bach. L’œuvre instrumentale. Buchet-Chastel, 475 p., 27 €
Entre deux do à vide, la note la plus grave du violoncelle, l’un ouvrant ses vingt-quatre préludes pour violoncelle seul, l’autre les refermant, Mieczysław Weinberg trace un extraordinaire parcours dans lequel inventivité et musicalité révèlent les multiples facettes de l’instrument. Au violon, qui n’est équipé d’aucune corde de do, les effets d’ouverture et de fermeture ne sont évidemment pas les mêmes. Mais, loin d’être vaine, l’adaptation que Gidon Kremer propose pour son instrument fait entendre, avec beaucoup de profondeur, d’autres couleurs sonores, d’autres effets musicaux. La grenouille qui envie le bœuf enfle et crève ; en revanche, le violon de Kremer, sous les doigts du maître, fait naturellement sienne l’œuvre d’un compositeur à classer parmi les plus grands du XXe siècle. Weinberg est né en 1919 à Varsovie ; en 1939, il fuit la Pologne où sa famille est exterminée par les nazis. Son exil durable le mène en Biélorussie, en Ouzbékistan et, en 1943, à Moscou où l’invite Dimitri Chostakovitch qui devient son ami et son protecteur : lorsqu’en 1953 Weinberg est emprisonné quelques mois pour des raisons purement antisémites, Chostakovitch organise une pétition pour obtenir des autorités soviétiques sa libération. Weinberg meurt à Moscou en 1996 : il n’a pas entendu ses préludes joués au violon puisque Kremer en est le premier transcripteur.
Ces vingt-quatre préludes, qui datent de 1968, s’enchaînent comme des miniatures musicales pour finalement former un ensemble cohérent, comme les préludes (et fugues) du Clavier bien tempéré de Bach, ceux de Chopin, de Rachmaninov ou encore de Chostakovitch. Tous ces cycles sont constitués de vingt-quatre préludes, écrits dans toutes les tonalités majeures et mineures. Dans les siens, Weinberg trouve l’occasion de développer des idées fortes que Kremer exploite parfois de façon détournée. Par exemple, dans le cinquième prélude, où les thèmes initiaux de deux concertos pour violoncelle sont mêlés avec souplesse, le violoniste semble vouloir camoufler le thème de Robert Schumann pour rendre plus intense celui de Boris Tchaïkovski (autre compositeur de l’entourage de Chostakovitch). Le premier prélude, avec ses grands et lents sauts, ses quelques traits rapides et ses doubles cordes, sonne comme la séance d’échauffement du musicien qui prend possession de son instrument ou d’une salle avant un concert. Dans le suivant, une mélodie populaire est inlassablement amorcée, jusqu’aux accords finals dans lesquels point une sorte d’agacement.
L’auditeur parvient à caractériser chacun des vingt-quatre préludes, l’un par ses petites cellules incisives (dix-neuvième prélude), l’autre par sa mélodie mystérieusement soutenue par une pulsation métronomique (vingtième prélude). On peut également s’amuser à se perdre dans le mélange complexe des voix d’une fugue (quinzième prélude), forme qui constitue un passage obligé pour la plupart des compositeurs. Enfin, le dix-huitième prélude débute par une phrase dans le plus pur style baroque ; dans la sarabande que ce prélude constitue, on reconnaît la manière qu’a Weinberg de répéter à de multiples reprises un thème mélodique, de l’interrompre brutalement pour insérer des phrases qui participent elles aussi à la structure du prélude. La grande cohérence de l’œuvre entière résulte d’un procédé similaire : ces vingt-quatre préludes ne sont rien d’autre que les détails d’une grande fresque narrative où se révèlent, à l’écoute, des éléments et des effets récurrents.
S’il est un compositeur qui fascine nombre de musicologues et de mélomanes pointilleux par la cohérence parfaite de ses œuvres, c’est Jean-Sébastien Bach. Dans le disque qu’elle consacre aux six suites pour violoncelle, Kim Kashkashian brave un interdit tacite et enregistre, à l’alto, les six suites pour violoncelle dans un ordre inhabituel (seules les quatrième et sixième suites sont à leur place). La raison invoquée dans le livret d’accompagnement est de modifier la logique harmonique de l’ensemble qui débute ici par la suite en ré mineur et s’achève par celle en ré majeur. Une autre raison pourrait être d’éviter de placer en première piste le prélude de la suite en sol majeur que tout le monde a dans l’oreille, mais au violoncelle. Qu’on ne s’inquiète pas : ce prélude figure bien au programme ! Et qu’on se rassure : Kim Kashkashian a plus d’une corde à son alto pour faire sonner plus que dignement ce prélude ! La question du passage du violoncelle à l’alto, si elle devait être posée, est d’ailleurs balayée d’un revers de main puisque, ainsi que le montre Gilles Cantagrel dans son dernier ouvrage sur Bach (J.-S.Bach. L’œuvre instrumentale), une incertitude demeure sur les instruments (il n’y a pas de doute, le pluriel est de mise) auxquels Bach destinait ses suites ; il est possible que certaines aient été écrites pour un instrument se tenant contre l’épaule, la viola da spalla.
Ces six suites de danses ont récemment suscité, avec Jean-Guihen Queyras au violoncelle, un spectacle remarquable, Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten d’Anne Teresa de Keersmaeker dont le langage chorégraphique est également celui d’une analyse musicale très personnelle. Néanmoins, il s’agit de suites qui n’ont pas a priori vocation à être dansées… Et pourtant, lorsqu’on écoute Kim Kashkashian, les inflexions élégantes de la courante de la suite en sol majeur invitent naturellement à la danse. L’altiste ne danse-t-elle pas elle-même en jouant la gigue de la suite en do mineur ? Assurément ! La gigue finale de la suite en ré mineur, avec ses doubles cordes aux couleurs folkloriques et ses appuis si naturellement amenés, transporte instantanément dans quelque contrée où la gigue se danserait encore.
Et il y a la sarabande, si marquante dans chaque suite, car elle y est la pièce la plus touchante. Celle de la suite en do mineur retient le plus l’attention. Le temps de la danse y est suspendu : au gré des cordes et des registres, Kashkashian invite qui veut à la méditation ou à la simple contemplation. Chaque phrase de cette sarabande, à la courbe mélodique souple et apaisante, contient, de façon extraordinaire, une interrogation et une réponse. Très subtilement, Kim Kashkashian rend accessible comme jamais la musique de Bach.