Dynamiques et nuances du champ littéraire algérien

Comment réagit un champ littéraire face à une crise politique majeure ? En projetant cette question dans le contexte algérien de la « décennie noire », l’ouvrage de Tristan Leperlier analyse les dynamiques qui façonnent les lettres algériennes à l’épreuve de la violence.


Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains dans la décennie noire. CNRS, 344 p., 25 €


À la fois « multilingue et transnational », le champ littéraire algérien convoque dans la période étudiée (1988-2003) des problématiques aussi diverses que l’autonomie par rapport aux champs politique et intellectuel, le clivage linguistique ou encore la position des écrivains. En adoptant une méthodologie interdisciplinaire (entre étude littéraire et analyse sociologique) et translinguistique (couvrant les productions littéraires en arabe et en français), Tristan Leperlier offre un panorama complexe et pluridimensionnel du champ littéraire algérien. Si la définition de « l’écrivain algérien » et l’expression de « guerre civile », comme le rappelle l’auteur dans son introduction, font encore l’objet de nombreux débats, la perception du champ par ses acteurs semble un peu plus évidente. De l’analyse littéraire à la recherche documentaire, en passant par les entretiens semi-directifs, Tristan Leperlier soumet le champ littéraire algérien à un exercice de relecture critique et de recontextualisation transnationale. Au « sens héroïque » d’une parole algérienne incarnée par le célèbre « dis et meurs » de Tahar Djaout, cité en exergue de l’ouvrage, il répond en resituant les écrivains dans un espace de lutte dynamique, nuancé, voire instable.

Dans le premier chapitre, le sociologue interroge, à la lumière de la crise provoquée par la guerre civile, le statut de l’écrivain algérien comme « parangon de l’intellectuel ». À l’heure où la crise algérienne est internationalisée et où l’idée de l’engagement se heurte à diverses formes de censure et de violence, l’écrivain algérien perd son statut éminent d’intellectuel autonome et représentatif. Loin de signaler une « dépolitisation », la distance prise par les écrivains avec le champ politique pendant et après les émeutes d’octobre 1988 correspond, selon Leperlier, à une évolution du champ littéraire algérien qui projette les journalistes à l’avant-garde de la contestation politique. Cette évolution, que l’auteur qualifie de « chant du cygne de l’écrivain comme parangon de l’intellectuel », est tributaire de trois facteurs majeurs : la position des écrivains, leur autonomie par rapport au pouvoir, leur rapport au champ intellectuel.

Après un rappel des principales mouvances politiques en Algérie dans les années 1980, Leperlier examine la thèse d’un « silence des intellectuels » lors des émeutes. L’image de « l’intellectuel au service et en avant du peuple » est confrontée non seulement au statut d’élite sociale des écrivains et à leur libéralisation progressive, mais aussi à la difficulté de critiquer le FLN, comme le suggère le cas « typique » de Kateb Yacine et son « soutien critique » au régime algérien. Si l’on assiste à une « culturalisation de la politique » (dans le sens où des enjeux culturels, tels que la langue et la culture berbères, sont désormais pensés comme politiques et identitaires), la fin du monopole étatique sur la culture ouvre la voie à une « repolitisation » progressive des écrivains algériens, accélérée au contact de la presse et sous la pression d’une visibilité accrue des islamistes.

Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains dans la décennie noire

Pendant la guerre civile, Leperlier note « une relative stabilité des oppositions » entre écrivains « pro-islamistes » et « anti-islamistes », ces derniers étant répartis à leur tour entre « radicaux », soutenant l’arrêt par l’armée du processus électoral, et « dialoguistes », rejetant cette intervention et prônant un dialogue politique. Partant d’une analyse statistique permettant de regrouper les polarités majeures du champ littéraire algérien, Leperlier montre que le rapport des écrivains au régime est fonction de plusieurs variables, dont la formation, l’écart générationnel, la visibilité politique, le degré d’intériorisation du rôle d’intellectuel, et surtout le type de capital littéraire. La guerre civile révèle également une opposition entre intellectuels « généralistes », intervenant au nom des valeurs universelles, et intellectuels « spécifiques » (historiens, politologues, etc.), le faisant à partir de leurs spécialités. Les échos de cette opposition se prolongent en France où la réception d’un texte polémique comme FIS de la haine de Rachid Boudjedra révèle, selon Leperlier, un cas limite de « formation transnationale » d’un intellectuel « alibi », bénéficiant de la valorisation littéraire et de la réappropriation de son discours dans le contexte français.

Le deuxième chapitre présente une critique de l’idée, développée en France et alimentée par certains en Algérie, selon laquelle la guerre civile était avant tout une opposition entre arabophones et francophones. Si la question linguistique est un lieu de tensions évident, marqué notamment par la domination de la littérature de langue française et l’échec de l’arabisation dans le champ littéraire, Leperlier investit les raisons qui ont poussé les écrivains algériens à la considérer comme centrale et soutient que leurs prises de position politiques trouvent leurs origines plutôt dans « l’internationalité littéraire », à savoir le type et la portée internationale de leur capital.

Observant que les écrivains dits « anti-islamistes » sont représentés aussi bien parmi les arabophones que parmi les francophones, Leperlier montre également que le champ littéraire algérien a résisté au clivage linguistique à travers des dynamiques transversales mettant en cause l’étanchéité des deux pôles, à l’image de l’opposition entre Rachid Boudjedra et Tahar Ouettar qui structure le sous-champ de langue arabe, ou des efforts de Tahar Djaout pour reconnaître Ouettar dans le sous-champ de langue française. Pour Leperlier, la rupture entre ces deux auteurs et la promotion du clivage linguistique par le second marquent symboliquement la formation de l’idée d’« une guerre des langues ». À la faveur d’une « synchronisation des enjeux » entre champs universitaire, journalistique, et littéraire, la question linguistique devient un élément central dans la perception de la crise.

La thèse principale développée ici consiste à considérer la guerre des langues comme une « prophétie auto-réalisatrice » ; en d’autres termes, « la guerre civile n’est pas essentiellement une guerre des langues, mais elle l’est devenue ». Dans un contexte où le mouvement islamiste est non reconnu tantôt dans sa dimension politique, tantôt dans sa violence culturelle, la guerre civile interdit la nuance et, constamment nourrie par la logique de la terreur et des rumeurs, favorise à la fois l’illisibilité politique et la lecture de la crise comme guerre culturelle et linguistique.

Enfin, en analysant l’évolution de la production en arabe et en français pendant la période, Leperlier montre que la crise a surtout impacté la seconde, délocalisée en France, confirmant ainsi l’importance du rapport à l’international comme facteur d’opposition entre les écrivains algériens. Ce phénomène de « bipolarisation » se reflète également au niveau des genres littéraires, avec la domination du roman dans le sous-champ de langue française et la progression notoire de la poésie dans le sous-champ de langue arabe.

Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains dans la décennie noire

« Une chambre à soir » par Leïla Sebbar

Si la question de l’engagement politique sert de fil rouge à l’ouvrage, elle est traitée dans le troisième chapitre à partir du « genre lisière » qu’est le témoignage. Dans les années 1990, la résurgence de la figure de l’écrivain-témoin est favorisée par deux facteurs essentiels : le besoin transnational d’un savoir authentique sur l’Algérie et la situation de crise renouvelant la question de l’engagement. En s’inspirant de la typologie wébérienne, Leperlier distingue « trois gestes d’engagement » : « l’attestation » ou « l’affirmation d’un propos politique explicite » ; « l’évocation », définie comme « un engagement pour autrui » ; et « l’interrogation », geste opposé à l’éthos du témoignage et impliquant la mise en cause des valeurs attestées ou l’éloignement du souci d’évocation. Le reste du chapitre est consacré à une analyse illustrée de chaque geste.

L’engagement dit d’attestation est approché d’abord à travers les cas de Rachid Mimouni et de Yasmina Khadra. Si le premier exploite les ressorts du réalisme magique et du roman à thèse au profit de l’attestation politique, le second utilise les conventions du polar et le dispositif de l’enquête pour défier l’explication journalistique et sociologique de la crise. Les cas de Malika Boussouf, Aïssa Khelladi et Maïssa Bey servent à analyser le modèle du témoignage du journaliste à partir de trois perspectives complémentaires : une « éthique de vérité et de lutte » héroïque chez la première, un « anti-héroïsme » doublé d’une mise en jeu des codes du journalisme et du témoignage chez le deuxième, et un « héroïsme de libération » basé sur le pouvoir de la parole et la langue du corps chez la troisième.

L’engagement d’évocation est abordé principalement à travers la littérature algérienne féminine, dont le développement bénéficie du travail fondateur d’Assia Djebar autour de « la possibilité d’un dire féminin » et du dialogue avec les disparus. Si Ahlam Mosteghanemi joue sur l’héroïsation de l’écriture féminine, Soumya Ammar-Khodja, parmi d’autres, explicite la perception du témoignage comme un « genre genré ». Leperlier analyse également la nostalgie de l’Algérie coloniale à travers les thèmes du métissage culturel (Abdelkader Djemaï), de la tolérance religieuse (Leïla Sebbar), du raffinement intellectuel (Ammar-Khodja), ou encore de la thématisation de la nostalgie andalouse sur fond de croisement linguistique et de transmission mémorielle (Waciny Laredj).

L’engagement d’interrogation est aussi lié à l’ambiguïté du questionnement politique et à la quête d’une autonomie littéraire. Si Mohammed Dib articule la question de l’engagement à « un souci d’universalité » et à « une collaboration active du lecteur », Salim Bachi mobilise le topos de l’errance pour fragiliser l’éthique de la lutte et mettre en doute la valeur d’engagement.

Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains dans la décennie noire

Fresque représentant Tahar Djaout en Kabylie © Nadir Djennat

Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Leperlier souligne l’ambivalence de l’espace éditorial français qui accueille et offre une tribune aux écrivains algériens tout en favorisant leur « ghettoïsation » sous une étiquette nationale, des logiques économiques et des règles hiérarchiques. Après un rappel des facteurs et des enjeux de l’exil, expérience souvent synonyme de déclassement social et de difficultés professionnelles, il observe que les écrivains exilés (près d’un quart des écrivains de la période) sont perçus en France, dans les années 1990 surtout, comme algériens et restent peu intégrés au champ littéraire français, la guerre civile provoquant ainsi « une forte auto-identification nationale ».

Est ainsi nuancé le « soupçon mercantile » pesant aussi bien sur les écrivains algériens pour leur manque d’authenticité que sur les éditeurs français pour leur ethnocentrisme. Partant du cas de Timimoun de Boudjedra, roman basé sur « une esthétique de l’antithèse » qui renforce et met à distance les clichés exotiques, Leperlier estime que les œuvres de la période, à quelques exceptions près, sont des « Janus regardant seulement avec plus ou moins d’intensité vers l’une ou l’autre rive ». Partant, la manipulation exercée par l’édition et la réception françaises doit être nuancée par la volonté d’engagement des écrivains algériens et le caractère hétéroclite du paysage éditorial et critique en France.

Les dernières pages se tournent vers l’expérience de la revue Algérie Littérature/Action, créée en 1996 par Marie Virolle et Aïssa Khelladi. Portée par un capital économique français et une volonté de reconstruire l’autonomie du champ littéraire algérien, la revue souffre – après la guerre civile – des contraintes du marché local en termes de lectorat et de professionnalisation. Pour Leperlier, la fin de la guerre civile se caractérise par un double phénomène de « relative dépolitisation » et de « dépolarisation ». La réintégration des mouvances d’opposition et la réinstauration d’une politique du livre favorisent un rebond de l’édition. Du point de vue linguistique, le retour du français répond à « une volonté de réancrer la littérature algérienne de langue française sur le sol algérien » et s’accompagne d’une diplomatie d’influence française, notamment avec l’Année de l’Algérie en France en 2003. L’expérience des maisons d’édition El-Ikhtilef et Barzakh marque la création en Algérie d’un « pôle autonome d’avant-garde » qui s’oppose à l’esthétique du témoignage, tout en élaborant une ligne éditoriale variée et une stratégie d’alliance internationale.

Fruit d’un travail considérable de recherche doctorale, Algérie, les écrivains dans la décennie noire est une contribution majeure aux études littéraires et sociologiques sur l’Algérie contemporaine. En s’intéressant aux prises de position des écrivains algériens et à la circulation de leurs œuvres et de leurs idées en contexte de crise politique, l’ouvrage se lit comme une enquête savante qui résiste aussi bien à la simplification qu’à la systématisation. Néanmoins, on peut y relever quelques choix discutables, tels que la juxtaposition de figures littéraires de stature et de positionnement différents (Mimouni et Khadra ; Dib et Bachi), le manque de développement de certaines analyses textuelles (surtout pour les auteurs moins médiatisés) ou encore la focalisation sur les expériences et les stratégies particulières des écrivains dominants dans le champ littéraire tels que Boudjedra et Ouettar. Par ailleurs, l’appel de Leperlier à nuancer l’ethnocentrisme éditorial et critique français vis-à-vis de la littérature algérienne semble se heurter, d’une part au maintien continu de la France comme lieu d’influence et de légitimation des plumes algériennes, et d’autre part au traitement inégal de ces dernières, faisant de la quête même de l’autonomie littéraire une autre ligne de fracture dans le champ littéraire algérien. Ceci étant, une telle étude a le mérite d’ajouter une pierre à l’édifice des recherches sur la littérature nord-africaine, qui doivent plus que jamais se pencher sur la question du multilinguisme et de l’impact des crises locales et régionales sur le champ littéraire maghrébin.


À lire aussi, la critique du roman de Ryad Girod et un entretien avec Aziz Chouaki.

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