Le français, butin de guerre

Salim Jay, écrivain franco-marocain, est non seulement un esprit éclairé doué d’une stupéfiante mémoire, mais aussi un arpenteur du fait littéraire sur tout le territoire du Maghreb. Après avoir donné un Dictionnaire des romanciers marocains ((EDDIF/Paris Méditerranée, 2005), une très complète compilation des lettres de son territoire natal, il « récidive » avec, aujourd’hui, ce Dictionnaire des romanciers algériens.


Salim Jay, Dictionnaire des romanciers algériens. Serge Safran, 480 p., 27,90 €


Ce fou des livres y aura consacré quelques dizaines d’années. Ici, dans l’imposant répertoire des lettres algériennes (avec toute l’ambiguïté de cette désignation appliquée à des écrivains qui, pour la plupart, accèdent à la gloire en France plus qu’en Algérie où beaucoup sont ignorés, et de toute façon peu lus), c’est du noble et vrai roman que s’occupe ce critique accompli qui passe au crible quelque 200 écrivains. Avec un souci d’exhaustivité qui n’interdit pas quelques oublis, mais qui peut se targuer de tout embrasser et de tout dire ?

« Camus est un écrivain algérien ». Qui dit cela ? Le plus grand romancier d’Algérie, Mohammed Dib, et d’ailleurs ne dit-on pas couramment que l’Algérie a été couronnée deux fois par l’académie Nobel, Camus en littérature et Cohen-Tannoudji en physique ? Mais il y a mieux, et Salim Bachi – Prix Goncourt du premier roman pour Le chien d’Ulysse − parle d’or quand il commente une célèbre répartie de Camus : « Je comprenais que Camus ait préféré sa mère à la justice car nous sommes tous des Arabes, lui et moi, et notre mère passera toujours en premier ». L’identité, on le comprend d’emblée, est au centre de l’entreprise de Jay. Et l’on ne s’étonnera pas, non plus, de voir Jean Sénac, l’un des plus grands poètes d’Algérie, celui que Camus appelait « hijo mío », déclarer : « je suis né Algérien ». Et si l’on s’étonne de l’attitude d’un Malek Haddad, retournant l’expression de Gabriel Audisio – « La langue française est ma patrie » − pour affirmer avec morgue : « La langue française est mon exil », et « referme[r] son stylo » pour étouffer à tout jamais sa voix française, c’est pour le juger « très préoccupé de son nombril », sans oblitérer sa déclaration d’identité : « Ce que je sais, et ça je le sais bien, c’est que je suis algérien ».

Salim Jay, Dictionnaire des romanciers algériens

Albert Camus en 1957 par Robert Edwards

En fait, écrit Salim Jay en introduction, « la littérature […] n’est pas nécessairement l’otage de la langue qu’elle emprunte ». Et on en aura fini avec ce problème en entendant Abdelhamid Benhedouga déclarer : « La langue est la patrie de l’écrivain ». Alors voilà tous ces Algériens, qu’ils soient arabes, kabyles, futurs pieds-noirs ou juifs, musulmans ou chrétiens, rassemblés sous le même manteau – on n’ose dire drapeau – déchiré de l’Algérie. L’identité engage ici la langue française, et ces voix, pour la plupart, ne se posent pas le problème d’une quelconque incompatibilité, même si Rachid Mimouni déclare qu’« on écrit en français comme on franchit le Rubicon ». C’est bien la leçon que tire Azouz Begag, l’ex-ministre délégué à la promotion de l’Égalité des chances, qui voit dans son double lien à la France et à l’Algérie « deux attachements aussi solidement que s’ils ne portaient en eux aucun risque de contradiction ».

La langue française appartient à tous, même à un Français d’origine contrôlée, comme se définit ironiquement Begag, et l’on ne s’étonnera pas de l’attitude dévote d’un Malek Alloula faisant de Diderot son objet d’étude. La langue française appartient à l’Algérie, et inversement, malgré tous les efforts d’arabisation entrepris sous Boumediene. Aujourd’hui l’Algérie est trilingue, si l’on inclut le tamazight ou langue amazighe, le parler berbère qui arrachait des larmes à Jean Amrouche et qui est désormais reconnu langue officielle. Le dernier mot revient au plus brillant de tous, Kateb Yacine, qui définit la langue française comme « un butin de guerre ». Et sur le territoire de la francophonie l’Algérie se taille la part du lion.

C’est pourquoi l’on reste confondu, béat d’admiration, devant pareil aréopage. Certes, il y a Camus – figure exaltée, vénérée, omniprésente ici −, mais aussi Jean Sénac – dont les Œuvres poétiques paraissent ces jours-ci aux éditions Acte -Sud −, Jean Pélégri – qui, avec Le maboul a donné aux lettres algériennes l’un de leurs plus grands titres−, Emmanuel Roblès ou Hélène Cixous, mais il y a aussi, immenses et applaudis, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra – que Maurice Nadeau découvrit et publia aux Lettres Nouvelles −, Boualem Sansal – entré au temple du « Quarto » de Gallimard, au même titre que Tahar Ben Jelloun ou Pierre Assouline, et qui « croule sous les prix littéraires »…

Et puis Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Rachid Mimouni − qui publie, avec Le fleuve détourné, l’un des livres les plus subversifs sur l’Algérie postcoloniale, ce pourquoi son œuvre fut censurée −, l’académicienne Assia Djebar − dont on retiendra le roman au titre emblématique : Nulle part dans la maison de mon père, « un exercice de liberté », commente Salim Jay −, Leïla Sebbar – pour qui l’arabe est « un chant secret » et dont Salim Jay, constatant cet « apprentissage éludé », se demande pourquoi elle n’a pas appris l’arabe (référence à son ouvrage le plus connu, Je ne parle pas la langue de mon père) −, les Amrouche – Fadhma, la mère, Jean et Taos, les enfants −, Mohamed Kacimi − l’auteur de La confession d’Abraham, écrite à Jérusalem avec cette superbe réplique de Sarah, amère ou nostalgique : « Abraham, qu’est-ce que c’était beau l’Euphrate avant que le Ciel ne t’adresse la parole ! »

Salim Jay, Dictionnaire des romanciers algériens

Portrait anonyme de Kateb Yacine, en 1956

Et puis, bien sûr, les jeunes pousses si prometteuses, Kamel Daoud – fasciné comme tant d’autres par Albert Camus, et pour qui l’absurde ne peut être qu’algérien [« Il faut être Algérien pour penser l’absurde comme Camus »] −, Alice Zeniter − qui redonne voix à son grand-père kabyle et aux harkis − et Kaouther Adimi − faisant revivre l’épopée d’Edmond Charlot, le premier éditeur de Camus, de Lorca et d’Henri Bosco − qui ont fait ces temps-ci la une des pages littéraires. On notera la forte présence féminine dans ce panorama, où le féminisme algérien est des plus combattifs ; on retiendra cette fameuse définition de Leïla Aslaoui-Hemmadi évoquant dans son recueil Coupables ces « héritières d’une demi-portion du gâteau préparé par les hommes et seulement pour eux ».

Et si la tragédie est présente presque partout, au fil des pages, elle a le double visage de la guerre d’Algérie (avec en arrière-plan le drame des harkis), dont on retiendra, en particulier, le double témoignage d’une Fanny Colonna et de Myriam Ben, qui furent, parmi bien d’autres, artisans de l’Indépendance. Et aussi, hélas ! de la décennie noire des années 1990 – les « années de braise »− qui firent, sur le sol algérien, des dizaines de milliers de victimes, et poussèrent à l’exil tant d’intellectuels et d’écrivains. L’ex-patrie ingrate, la France, et la patrie advenue, l’Algérie sombre et exclusive, sont face à face presque à chaque page. Couple diabolique ? En perpétuel divorce ? Que non pas, couple passionné, follement épris, et pour cela indissoluble.

Si la cassure fut politique, la cohabitation vaille que vaille, ou disons l’amitié, reste le dénominateur commun de toutes ces voix algériennes confondues en un seul souffle amoureux. Et le bel ouvrage de Salim Jay, comptable d’une aventure de l’écriture à nulle autre pareille, n’est, lui aussi, qu’un transport passionnel vers tous ces visages aimés, choyés, chéris, qu’il nous restitue sous le meilleur éclairage.

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