Nouveau monde arabe

Les yeux de Mansour est le troisième roman de l’écrivain algérien Ryad Girod. Écrit en français, il est entrecoupé de passages en arabe. La maison d’édition qui l’a publié l’automne dernier, Barzakh, est installée à Alger et a vendu ses droits à P.O.L, qui l’a publié en France le 7 mars dernier. L’histoire se déroule en Arabie saoudite. Les personnages sont deux jeunes Syriens, une Franco-Libanaise, un Australien, mais aussi l’émir Abdelkader et le mystique Mansur al-Hallaj. Autant dire que Les yeux de Mansour est le roman du nouveau monde arabe, où « tout était devenu trop compliqué à comprendre ».


Ryad Girod, Les yeux de Mansour. P.O.L, 224 p., 18,50 €


« Ça ne devrait plus tarder » : « ça », c’est la décapitation publique de Mansour, l’ami du narrateur, Hussein. On ne sait pas encore pourquoi un tribunal des mœurs de Riyad l’a condamné. Tout au long de ce récit plongé dans l’ordinaire terrifiant du contrôle des corps, des mœurs et des idées, la foule scande « Gasouh ! Gasouh ! » (« coupe-le ! coupe-le ! »). Mais si les premières lignes du roman de Ryad Girod font écho aux dernières de L’étranger d’Albert Camus (« Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine »), ce n’est pas seulement parce que, comme Meursault, l’énigmatique et absent Mansour va être exécuté. C’est surtout parce que lui aussi est radicalement étranger au monde et laisse exister son incompréhension ; parce qu’il est lui-même sa propre étrangeté et sa propre incompréhension. Frappé d’une maladie dégénérative, Mansour devient « muet et effaré ». Jugé « ignorant » et « mécréant », ce descendant du chef religieux et politique algérien Abdelkader, qui a en commun avec lui un strabisme, est condamné pour être ce qu’il est ; martyr de l’idiotie en quelque sorte.

Dans l’ennui des shopping-malls géants et des villas climatisées, Mansour entre au service de Stan et Nadine, un couple d’expatriés qui seraient caricaturaux s’ils n’existaient pas un peu partout dans le monde. Comme de nombreux jeunes Saoudiens, dont l’anthropologue Pascal Ménoret a décrit le quotidien, Mansour et Hussein tuent le temps en faisant des tours en voiture. L’alcool, le sexe, l’argent, les réseaux sociaux leur donnent autant de rêves de grandeur que leur nostalgie romantique pour les grands hommes et les grands moments de l’histoire arabe, telles que les épopées d’Abdelkader et d’al-Hallaj, l’autre Mansour exécuté en place publique, en 922, à Bagdad. Une citation de celui-ci était déjà placée en exergue du premier livre de Ryad Girod, Ravissements (José Corti, 2008) : « Si tu veux comprendre ce que je dis, prends quatre oiseaux, relâche-les et regarde-les voler ! »

Ryad Girod, Les yeux de Mansour.

Ryad Girod © Sofiane Hadjadj

L’incompréhension du monde, à la fois dans sa dimension localisée et spirituelle, est aussi au cœur de ce livre car il s’inscrit pleinement dans la période d’intensité politique et sociale du monde arabe contemporain. Son auteur a vécu en Arabie saoudite au moment où, à partir de 2011, à l’aggravation de la situation palestinienne et irakienne s’ajoutaient l’écrasement des révoltes politiques, l’accentuation des tensions géopolitiques avec l’Iran, la transformation de guerres civiles en conflits armés mondiaux en Syrie, en Libye et au Yemen, ainsi que l’émergence économique et diplomatique des pays du Golfe. Hussein et Mansour, qui se dit « Libanais en quelque sorte », ont quitté Damas avant la guerre, pour être embauchés dans « une boîte de développement immobilier ». Pas suffisant pour combler leur quête de sens et d’existence désespérée, tant l’histoire mondiale et l’histoire domestique dans laquelle ils sont embarqués, pleine de transformations rapides et inattendues, leur demeurent profondément insaisissables : « Nous n’avions rien compris du monde et de sa chute. Nous pensions voir clair dans les intentions des puissants alors que nous n’avions, tous les deux, ni l’intelligence ni l’intuition pour espérer comprendre quoi que ce soit à quoi que ce fût. »

« Ce nouveau monde arabe, étincelant et prospère, peuplé de putes et de musique électronique » est incarné par ce « quadrillage poussiéreux et blanc et où, une fois lancé, par le rétrécissement des avenues et des rues, on échoue inévitablement au cœur de la ville », lui-même « agglomérat d’immeubles en ruine dans lesquels s’entassent des milliers d’ouvriers ». Riyad est l’épicentre d’un monde paradoxal, à la fois replié sur soi et ouvert sur le monde entier, clos et traversé par des flux multiples et gigantesques de personnes et de biens, plein de contrastes temporels spectaculaires (une décapitation au pied des gratte-ciels, filmée sur les smartphones). Toutes les langues, toutes les richesses et tous les méfaits de la marchandisation à grande échelle se mêlent dans « la ville où nous avons échoué », à la fois Babel, Sodome et Babylone. Chaque personnage se retrouve, à un moment donné, concerné par une forme de dégradation ; lors d’une réception nourrissant une scène comique très réussie, François Hollande salue le régime qui achète des armes à la France. On étouffe, et pas seulement à cause de la chaleur et de la poussière.

Un tel terrain de fiction, polarisé entre Alger, Damas, Beyrouth et Riyad, reste très peu exploré par le roman francophone. Ce « nouveau monde arabe » pourrait paraître ne pas concerner un lecteur qui lui est étranger. Nous en faisons pourtant bien partie, bien que nous ne le voyions pas toujours. Les yeux de Mansour nous le rappelle, en nous plaçant dans la position de voisins de Hussein et de Mansour, de Stan et de Nadine – évacuée de manière soudaine, on aurait aimé savoir ce que devient cet unique personnage féminin. C’est pourquoi ce roman générationnel, roman de la mondialisation, réussit à accompagner et à exprimer – certes parfois avec un symbolisme un peu trop souligné — les questions, les problèmes, les désirs, les désillusions, les frustrations et les révoltes de son temps, le nôtre.


À lire aussi, la recension de l’ouvrage de Tristan Leperlier et un entretien avec Aziz Chouaki.

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