Paul Nizon est connu comme un grand artiste du verbe allemand. Son approche suisse de la langue le conduit à une expression à la fois précise, concrète et qui s’adresse toujours au lecteur à qui il ouvre les yeux sur ce qu’il voyait déjà, peut-être sans toujours le regarder.
Paul Nizon, Incitation à la peinture. Trad. de l’allemand (Suisse) par Pierre Thée. Les cahiers dessinés, 172 p., 15 €
Paul Nizon commença sa carrière d’écrivain par une thèse sur Van Gogh dont la substance est reprise plus tard dans « Les débuts de Van Gogh, les dessins de la période hollandaise ». Nizon fut attaché au Musée d’histoire de Bâle puis bénéficiaire d’un séjour à Rome dont il tira son roman Canto, expérience tout à fait exceptionnelle de traduction du réel en mots. Dans tous ses récits, comme L’année de l’amour ou La fourrure de la truite, le visible tel que le voit l’œil du peintre est la matière première de son écriture.

« Buttermere Lake », de Joseph Mallord William Turner, vers 1797
Dans Incitation à la peinture, la peinture est à la fois saisie picturalement, historiquement et sociologiquement, sans qu’un aspect efface l’autre. L’univers pictural est situé à la fois dans son lieu et son temps de telle sorte que temps et lieu se fondent à la matière même de la peinture et la soulignent. Sur les tableaux des maîtres hollandais et flamands des XVIe et XVIIe siècles, « la vie est songe et folie » : c’est pourtant le temps de la Contre-Réforme, des grandes découvertes et du début du colonialisme, l’Europe est ravagée par les guerres de Religion, l’horreur, la famine et la mort règnent et comme l’écrit Paul Nizon : « Devant l’omniprésence de la mort, en face d’une vie sentie comme illusion et abîme, la rage de vivre se manifeste avec violence », comme sur les toiles de Pierre Brueghel.
En 1579, les Pays-Bas se libèrent de l‘occupation espagnole et la peinture change tout à fait de visage. Ainsi, Frans Hals, dont Paul Nizon analyse le portrait de groupe des Officiers de Saint-Georges de 1616, à la fois peint l’extraordinaire prospérité de la bourgeoisie des Flandres et fait apparaître une matière colorée à la fois claire et mystérieuse. « Par-dessus ces splendeurs se dressent les têtes de bourgeois aux chairs opulentes et aux visages bien nourris et aucunement spiritualisés, mais roses et barbus ». Les peintres tels Pieter de Hooch et surtout Vermeer introduisent le spectateur dans l’intimité même de cette vie bourgeoise mais, chez Vermeer, dans une lumière à la fois familière et mystérieuse, jamais encore vue de cette manière.

« Les officiers de Saint-Georges » de Frans Hals (1616)
Il en va tout autrement de la peinture française cent ans plus tard, sous le règne de Louis XV. Versailles a été fait pour glorifier un pouvoir royal désormais absolu. La noblesse est réduite à n’être plus qu’ « une cohorte de courtisans » réduite aux seuls amusements que peignent Watteau et Lancret. Une sorte de « paradis sur terre » : « La peinture française de l’époque met en scène les faits et gestes d’une minorité. L’image des sentiments, des plaisirs, des rêves que nous ont transmise Watteau et Fragonard n’est qu’une façade galante, minée depuis longtemps par des forces vives, le siècle des Lumières par exemple ». C’est le reflet d’une culture purement élitaire et aristocratique qui jette ses derniers feux avant l’arrivée de la bourgeoise conquérante. Presque au même moment, Chardin fait voir une réalité tout autre. En Angleterre, Gainsborough, Reynolds ou Turner ouvrent sur « L’Art de plein air » qui constitue la quatrième et dernière partie de cette Incitation à la peinture.
C’est par le romantisme souvent germanique et par « les fantasmagories de Turner » que s’ouvre l’ère de la peinture de l’âge industriel, qui se détourne du « sujet » pour s’attacher à la matière dont ces sujets sont, en somme, faits. Goya ramènera le paysage à l’histoire. La peinture de paysage dominera le reste du siècle. « L’impressionnisme représente le point culminant du courant réaliste qui domine le XIXe siècle, parallèlement à la chute révolutionnaire du système autoritaire issu du Moyen Âge ». L’impressionnisme a donné dans son prolongement Bonnard ou, par opposition, les Fauves, pour aboutir, chez Matisse par exemple, à une véritable peinture du bonheur dans un monde à la veille du naufrage.