À la poursuite d’Ava Gardner

Ava Gardner, Courbet et Jacques, narrateur, né à Arcis-sur-Aube, amateur de photographie et de cinéma. Voilà les personnages principaux des Nuits d’Ava, roman de Thierry Froger, auteur en 2006 de Sauve qui peut (la révolution) dans lequel il mettait en scène Danton, célèbre natif d’Arcis-sur-Aube, et Jean-Luc Godard. Le « making of » qui fait office de table des matières poétiques est une autre façon d’entrer dans le roman.


Thierry Froger, Les nuits d’Ava. Actes Sud, 310 p., 20 €


Cela dit, pour le présenter, évoquons les situations et duos qui se forment dès le début du livre de Thierry Froger, pour voir comment ces trois intrigues se lient. Ava Gardner est à Rome. Elle y tourne La maja desnuda, film d’Henry Koster. Elle aurait pu jouer à Madrid, devenue sa ville d’élection, cette œuvrette inspirée par la toile de Goya : Ava est connue pour son goût de la fête, du flamenco, de l’alcool, et pour sa vie sentimentalement agitée. « Agitée » est un euphémisme. Le film qu’elle tourne dans la capitale italienne est le dernier qui la lie à la MGM. Avant, elle a tourné quelques chefs-d’œuvre, dont Les tueurs, qui la révèle, Pandora, le chef-d’œuvre grâce auquel elle rencontre Man Ray et Henry Lewin, deux grands artistes qu’elle admire, et La comtesse aux pieds nus. Après, elle tournera La nuit de l’iguane sous la direction de John Huston et l’on trouvera dans le roman un extrait plutôt évocateur des Mémoires de Huston. Mais les nuits que raconte le narrateur, c’est surtout une nuit. On est en août 1958 et Ava Gardner demande à Giuseppe Rotunno, directeur de la photographie sur le film de Koster, de la prendre en photo dans le studio qu’il habite. Rotunno est d’abord l’homme qui a tourné Le guépard, avec Visconti, et La dolce vita. C’est un artiste réservé, très loin des personnages qu’invente Fellini et aussi discret qu’Ava est « explosive ». Elle a choisi ses poses en feuilletant un livre d’art : des Vénus comme en ont peint Titien et Velasquez, l’Olympia de Manet et un Renoir du même style. Mais aussi un Courbet, plutôt célèbre. Rotunno prend une série ; la pellicule connaitra un sort particulier. Seule une photo subsiste de cet ensemble. Elle rappelle la toile de Courbet.

Thierry Froger, Les nuits d’Ava

Le peintre français est donc le deuxième protagoniste. Un certain Khalil Bey lui a passé commande. Courbet fait poser Jeanne de Tourbey, ex-rinceuse de bouteilles devenue courtisane, célébrée par Flaubert et Dumas fils qui l’appelait « La dame aux violettes ». Ses yeux étaient « probablement jaunes comme la cendre et comme la braise, quand elles sont barbouillées par un soleil de passage dans la fugue des nuages », pense d’elle le peintre. La toile part chez son acheteur, qui doit la vendre quand il se trouve ruiné, elle voyage, souvent cachée ; on la retrouve chez Lacan, à Guitrancourt. Le psychanalyste la présente notamment à Alain Cuny, acteur de La dolce vita et personnage emblématique des années soixante, apparaissant en ouverture de Série noire, autre roman de cette rentrée inspiré par le cinéma. Entretemps, d’autres amateurs s’y sont intéressés, mais la circulation de l’œuvre reste mystérieuse. Quant à Jeanne de Tourbey, devenue personnalité du Tout-Paris fin de siècle, elle finit comtesse de Loynes, antidreyfusarde et, à sa mort, en 1908, lègue 100 000 francs à Maurras pour qu’il fonde L’Action française.

Jacques, le narrateur, se mue en enquêteur afin de retrouver la trente-septième image d’Ava, après avoir lu un article dans Libération en juin 1995. Une photographie qui, par son parcours, ressemble à la toile de Courbet dont elle s’inspire. Et, pour cet être un peu falot, cet anti-héros très proche de certains héros de Houellebecq ou d’Éric Reinhardt, cette quête est sans doute celle d’un absolu. Il a en effet décidé de se mettre en congé et de dilapider l’héritage familial pour se consacrer à sa recherche. Mais retrouver la photo cachée, c’est aussi traverser le siècle et affronter ses mythes, ses images. C’est se donner une assise, sinon une stature. Jacques approche de la cinquantaine, il a été marié à Ariane, amour de jeunesse dans l’après Mai 68. Ils se sont séparés, elle a gardé ses idéaux et ouvert un « café soviétique » non loin de l’île de Chalonnes qu’il habite, quand lui est devenu proche d’un « socialisme mélancolique et désabusé ». Leur fille, Rose, qu’il retrouvera à Rome en menant son enquête, a pour particularité de n’aimer que des hommes bien plus âgés qu’elle. On la rencontrait déjà dans Sauve qui peut (la révolution) en amante de Jean-Luc Godard. Là, elle vit à Rome avec un professeur d’histoire de l’art, ami de Rotunno, détenteur des clés de l’énigme.

Le siècle est donc là, à la fois décor et personnage de cette histoire montée en fondus enchainés. On passe insensiblement d’Ava à Courbet, du peintre à Jacques, de Rome à Arcis ou à Madrid, et des étapes du récit nous conduisent à Cuba, où Castro et Hemingway devisent, l’air de rien, au sujet de la photo. Photo que recherche aussi Howard Hugues, le milliardaire devenu fou. Le FBI de Hoover suit de près tout ce monde-là. La paranoïa du bonhomme l’amène à traquer les stars comme si elles étaient des espions soviétiques ou des truands. On se retrouve également à Chicago, fief d’un certain Sam Giancana, ami de Frank Sinatra, l’époux plutôt soucieux d’Ava. L’ami en question use de méthodes brutales pour arriver à ses fins ou satisfaire le chanteur-acteur. Quelques cadavres parsèment le trajet de ses hommes de main. Mais la jalousie de Sinatra n’est pas son unique défaut et, dans une belle scène, douloureuse et effrayante, on le retrouve près du lac Tahoe, avec d’autres hommes, détruisant méthodiquement Marilyn Monroe, « chiffonnée et anesthésiée ». Les mondes que décrit le narrateur se mêlent et s’interpénètrent, le pouvoir politique et celui du divertissement côtoient celui du crime, et des femmes sont les victimes désignées.

Thierry Froger, Les nuits d’Ava

Thierry Froger © L. Barbin

Mais le roman n’est pas seulement l’histoire de victimes. Ava a été et est restée une femme libre, comme Jeanne à sa façon, comme Ariane et sans doute, pour partie, comme Marilyn. Jacques raconte une rencontre entre la star de Pandora et celle des Misfits : « Ava Gardner était l’homme dont Marilyn avait besoin et Marilyn la femme-bébé qu’Ava aurait aimé cajoler, gronder, couver, dessiller. Tout les oppose jusqu’à les faire se ressembler, se mélanger sur une couche que la lumière éclaire sans honte ni pudeur puisqu’elles sont des anges qui transpirent à notre place et nous distraient adorablement des gouffres. Elles nous sauvent des gouffres. Elles sont les gouffres. »

Une autre histoire, comme une digression ou une incise, éclaire celle qui sert de trame principale. Adolescent, Jacques aimait prendre des photos. Un dimanche, invité par des amis de sa famille, il se retrouve dans la chambre d’Odile, une jeune fille qui lui demande de la photographier. L’exercice est seulement troublant, pour elle comme pour lui. Son modèle l’attire ; elle ne répond pas à son désir. Des années plus tard, il la retrouve à Nantes. La suite fait partie de ces échos qui traversent le roman, qui le rendent si miroitant, plastique comme on le dirait d’une matière à la fois tangible et mouvante.

« La vie se comporte parfois comme si elle avait vu trop de mauvais films, quand tout s’enchaîne si bien : le début, le milieu et la fin. » C’est Bogart qui prononce ces paroles sur la tombe de Maria Vargas, la fameuse comtesse de Mankiewicz. La fin d’Ava, à Londres, est une sorte de mauvais film. Elle le dit avec sa lucidité habituelle : « Si vous connaissez quelqu’un qui a besoin d’une actrice sur le retour avec un bras mort, une lèvre tombante, et un accent sudiste reconstitué, eh bien je crois pouvoir faire l’affaire ! » On était en Californie en 1986 et la star étincelante se mourait. Peu d’étoiles ont autant brillé depuis.

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