Chronique d’une décennie enragée

« On n’abat pas un arbre sans que des copeaux volent », dit un proverbe russe. Ce sont ces chutes ravageuses que retrace Pierre Sautreuil, jeune journaliste au regard neuf sur « l’éclatement » de l’Union soviétique, à partir des combattants rencontrés dans le Donbass. Désireux dans un premier temps de « couvrir les événements », il ne tarde pas à passer de l’autre coté de cette réalité, pour s’intéresser à ces étranges « séparatistes » dont les motivations lui échappent. Pourquoi ces hommes risqueraient-ils leur vie quotidiennement ? Sont-ils des tueurs, des opportunistes, des idéologues ? Cherchent-ils l’argent, la mort, la renommée ou juste à fuir la justice russe ? C’est pour répondre à ces questions qui le tarabustent que l’auteur mène l’enquête ou du moins tire sur la pelote, échangeant régulièrement sa casquette de romancier, de journaliste, d’Occidental non dépourvu de ses propres convictions qui viennent contredire souvent cette réalité étrange à laquelle il est confronté et qui le fascine.


Pierre Sautreuil, Les guerres perdues de Youri Beliaev. Grasset, 336 p., 20 €


Pierre Sautreuil a rencontré Youri Beliaev, qui répond à sa manière à ces interrogations. À travers son récit, défilent les principaux conflits qui ont ensanglanté les pourtours de l’ex-URSS. Des seigneurs de guerre, semblables à « Youri » en bien des points, vont s’enrôler en Serbie, Bosnie, Tchétchénie, Transnistrie et peuvent même rallier un temps le « national-bolchevisme pétersbourgeois ». L’épopée des bruns-rouges vue à l’intérieur de leur dernier ricochet en date, le Donbass.

Les seigneurs de la guerre sillonnent, à la demande, la carte de l’ex-URSS vue comme « un pays infini, de Lougansk jusqu’au Kremlin » comme le chantonne un tube russe. « On savait que la Serbie n’était que le premier maillon d’une chaîne, et qu’au bout de cette chaîne, il y a la Russie », reprend de son côté Beliaev. Cette course à l’empire « perdu » est celle que parcourt le « héros » durant ces années 1990 qui suivirent la fin de l’Union soviétique : quand les codes antérieurs sautèrent, que tout fut permis, et qu’un monde parallèle émergea de cette « décennie enragée ».

Le récit se déploie comme une large feuille de route qui s’étend aux territoires que le Kremlin entend maintenir sous son contrôle. Les seigneurs de guerre la suivent sur ordre, par un penchant naturel à la revanche sur l’autre, l’ennemi d’autre couleur, d’autre confession, et qui les ferait rebondir ici puis là. Leurs atouts : de l’argent, des armes, un pourcentage dans les hydrocarbures et de bonnes connexions qui permettent de recruter à la demande des « foyers » qui s’allument. La traite de ces mercenaires rapporte à qui est pourvu d’un bon réseau.

Leurs récits, de l’intérieur, reflètent la manière dont se constituent en quelques semaines des bataillons, beaucoup de repris de justice, en ce moment où politique et mafia se mêlent pour faire capoter ce que d’autres appellent la démocratie. Youri Beliaev confie : « La guerre est pas une affaire de modérés. Beaucoup de criminels nous rejoignent pour fuir la justice russe, on fait pas la fine bouche. Les fugitifs et les patriotes, c’est ça qui gagne les guerres ».

C’est l’heure H de la « décennie enragée » : pour ceux qui veulent la peau des héritiers de la perestroïka comme au moment du coup d’État de 1993, ou pour ceux qui s’engagent comme « supplétifs du Kremlin », faire le coup de main. À la « grande guerre patriotique » de 1940-1945, ils répondent en parlant d’une « grande guerre mafieuse » et comparent ce moment de l’histoire russe – suprême injure – à la république de Weimar.

Mais le prisme de Youri Beliaev, son moment, c’est la guerre du Donbass : ce trou de serrure offre une vue imprenable sur les coulisses du conflit. En sa compagnie, on retrouve tous les ingrédients des batailles précédentes, mais aussi des détails sur les armements, les livraisons d’aide humanitaire russe, les costumes, le vocabulaire, les surnoms, la manière dont sont perçus les règlements de compte et les assassinats.

Pierre Sautreuil, Les guerres perdues de Youri Beliaev

Car ces prises de pouvoir, violentes, arbitraires, comme autant de parties de bras de fer, se répètent à l’intérieur des régions occupées où les chefs de guerre, pour des ambitions ou des intérêts divergents, peuvent même contribuer à faire dévier les buts du Kremlin, ou du moins suspendre provisoirement leurs ordres. La bande de Beliaev s’oppose à celle de Plotnitski, chef « élu » – ou plutôt choisi par le Kremlin – et note comme en aparté : « Ils ont tellement d’armes, qu’ils ne savent plus quoi en foutre. Alors ils les revendent à des criminels russes ».

La diplomatie au plus haut niveau est également présente. Les accords de Minsk – signés par toutes les parties en 2014 et 2015 – et les fragiles cessez-le-feu qu’ils instaurent sont considérés – et sabotés – comme autant de trahisons, « un crime contre le peuple russe ». Les « gars de l’OSCE » sont comparés à des joueurs de tennis comptant les balles.

Youri Beliaev et ses comparses, eux, sont venus bâtir cette Nouvelle Russie qui leur aurait échappé vingt ans plus tôt. À part ce projet liminaire, ses motivations, il les livre avec parcimonie, un œil sur l’enregistreur de l’auteur, un autre sur les poursuites de la justice russe ou les menaces d’autres clans, qui ne lui permettraient pas de tout dire. Sa position est ainsi résumée par l’auteur : « Youri n’aimait pas les communistes, mais ne pouvait se résigner à voir disparaître l’empire », et par l’intéressé, en termes plus directs : « Pour vous, il s’agit de meurtres, mais pour nous c’est autre chose, ricane-t-il. C’est la lutte pour l’identité nationale en Russie ».

Alors pourquoi avoir choisi un tel héros ? Par hasard sans doute, une complicité doublée d’une fascination grandissante. Ce petit « führer comme un autre », qui synthétise l’itinéraire et les motivations de ses semblables, avec en plus un zeste d’exotisme dû à son âge : entré au Parti communiste en 1980, puis enquêteur spécial de la police de Leningrad, il accède au rang de député du Soviet de la même ville – muni de la magique immunité –, même s’il est décrit dans certaines gazettes comme « admirateur de Mussolini, d’Alfred Rosenberg et ‟avec des réserves” d’Adolf Hitler ».

L’auteur n’est pas forcément à l’aise au fur et à mesure qu’il sent son récit se construire et son « héros » inévitablement lui échapper. Il lui assène à la fin de ces échanges une batterie de questions, comme on vide son chargeur, celles qu’il a retenues, pas osé poser, au nom d’une certaine complicité, hésitant entre la position d’ami, de confesseur, de juge. Comme s’il craignait aussi que sa « neutralité » ne le fît taxer de complaisance. Qu’on se rassure, l’honneur n’est pas sauf, et ces longs entretiens auront juste soulagé passagèrement Youri Belaiev avant qu’il ne retourne sur le terrain.

Pierre Sautreuil a bâti là un roman très judicieux, sachant exploiter la richesse du matériau qu’il a récolté et les astuces d’une intrigue bien menée. En prenant ses distances avec la vie des correspondants occidentaux dépêchés sur les terrains chauds, le journaliste-romancier donne ses lettres de noblesse aux deux métiers. On pense évidemment au Limonov d’Emmanuel Carrère, prêtant lui aussi une plume attentive sinon complaisante à un « brun-rouge », alliance des deux extrémismes que le soviétisme a secrétée. On peut penser aussi, de façon plus apaisée, à Jean Echenoz et à son Envoyée spéciale, même si le propos est tout autre.

En tout cas, ce « docu-roman » ou « docu-fiction » s’attache à fouiller de nouveaux personnages de la société et d’autres types de conflits, guerres hybrides, guerres aux marges de l’Europe, nouveaux mercenaires, nouveaux Don Quichotte ou derniers des salopards, on jugera comme on voudra.

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