Il est assez « piquant » (le terme est de l’auteur lui-même) et plutôt risqué d’oser rappeler de l’oubli les projets de thèse inaboutis et les déconvenues académiques d’écrivains majeurs comme Mallarmé ou Céline. Et il est paradoxal d’en tirer (selon toute apparence) une thèse, brillamment remaniée en un essai riche en aperçus. Charles Coustille élabore ainsi ce qu’on pourrait appeler une psychopathologie de la vie universitaire, qui s’achève sur le portrait assez amer du « thésard en martyr » (une hilarante BD de « Tiphaine Rivière » intitulée Carnets de thèse), mais aussi sur le bonheur que, chez Houellebecq, la « fréquentation amicale » de Huysmans pendant sept ans a procuré au doctorant François de Soumission. Aussi est-ce dans une atmosphère de réconcilitation générale entre universitaires et écrivains que Charles Courtille conclut par l’éloge de cette figure d’avenir, « l’écrivain-professeur ».
Charles Coustille, Antithèses. Mallarmé, Péguy, Paulhan, Céline, Barthes. Gallimard, 309 p., 24 €
En attendant, la psychopathologie de la thèse a ses étapes obligées, qui n’ont pas échappé à Roland Barthes : l’ambition excessive dans le choix du sujet, l’accent stérilisant mis sur la méthode, la procrastination inévitable et son corollaire, le désespoir de la « panne », la soutenance inaccessible et cette mélancolie, l’acedia, qui frappait les moines copistes… Pourtant, Charles Coustille, dans un chapitre enlevé, rappelle utilement que la thèse de doctorat, telle que nous la connaissons, avec son manuscrit substantiel et la soutenance, est le fruit d’une assez complexe histoire, qu’elle fut longtemps un rituel un peu désuet de disputatio, voire au XVIIe siècle « le meuble inutile » de Diafoirus, avant de devenir, sous la IIIe République, avec Renan et Taine, l’instrument plus que sérieux de l’avancement de la science.
En regard de cela, on trouve la démarche pour ainsi dire thérapeutique de Mallarmé, qui, après avoir traversé une crise profonde de doute et d’angoisse face au Néant (au « salon vide ») vers lequel le conduit sa poésie, jette sur le papier des « Notes sur le langage » d’une obscurité affichée, qui sont censées préluder à une thèse scientifique. Peu importe que cette thèse n’ait jamais vu le jour en Sorbonne : Mallarmé, redevenu « simple littérateur », bénéficie de cette analyse du langage par lui-même qui, en retour, rend la poésie de nouveau possible.

Stéphane Mallarmé par Pierre-Auguste Renoir
Lorsque la préparation de la thèse, supposée avoir un objet défini, se prend elle-même pour sujet, cette réflexivité n’est pas toujours féconde. Charles Coustille consacre un long chapitre à Jean Paulhan dont le travail de thèse sur les proverbes malgaches donne lieu à une réflexion interminable sur le langage en général, dans ses rapports avec la pensée, au risque de la paralysie. Il a beau avoir rassemblé une très large documentation sur les proverbes lors de ses séjours à Madagascar (dans les années 1910), Paulhan ne cesse d’ajourner le moment de la transmutation de ses notes en thèse d’ethnologie, et cette procastination – écrit Charles Coustille – « semble indiquer que Paulhan préfère l’idée de la thèse (double fantasme de livre sérieux et de diplôme) au travail qu’elle impliquerait ». Mais ce « contournement » obstiné « du thétique » – Paulhan songe encore à cette thèse en 1939 – ne doit pas se comprendre comme un échec. Une œuvre, différente bien sûr, en est sortie, concentrée dans Les fleurs de Tarbes. Dans le même esprit, Roland Barthes songe à plusieurs sujets de thèse entre 1946 et 1959 mais parvient à s’affranchir des contraintes institutionnelles tout en intégrant les structures universitaires : aussi, entre tous, délivré de la corvée, il est sensible à ce qu’il peut y avoir de désir dans le choix d’un sujet. Il trace une voie moyenne entre le désir – « l’investissement libidinal », disait-on – et l’institution, celle d’une « pratique timide de l’écriture » dans le cadre de la thèse.
Au contraire, Roquentin, le protagoniste de La nausée, renonce à sa thèse d’histoire sur « un aventurier du XVIIIe siècle » pour écrire un roman, comme Sartre en personne, même si le philosophe songe malgré tout, par intermittence, à déposer un projet de thèse sur l’imaginaire. De toute façon, même devenu écrivain à part entière, Sartre demeure pour Charles Costille un universitaire par le style et les ambitions, qui sait en bon élève qu’à tout instant il peut « produire un machin sur le Néant ». Mais, dans le vocabulaire de Charles Costille, il est, lui, trop « thétique ».
Le véritable héros de ces histoires d’échecs et de renoncements, l’artisan le plus consciencieux de l’insoutenable, celui qui a exploité le plus l’arme de la thèse contre la thèse, jusqu’à l’obsession, c’est naturellement Charles Péguy et ses « Notes pour une thèse » auxquelles Charles Coustille consacre le plus décisif de ses chapitres, intitulé « Attaquer la Sorbonne de l’intérieur ». Car, dans ce cas précis, quelque chose demeure, né de l’échec de 1909 : deux cents pages de la Pléiade (Œuvres en prose complètes, II).
L’adversaire est clairement nommé, le « parti intellectuel » des historiens et des sociologues de la Sorbonne, tous ceux qui n’ont pas su se maintenir au niveau mystique de l’affaire Dreyfus et qui sont retombés dans la politique, dans ce que Péguy appelle la « situation », synonyme de dégradation et de déchéance. Plus encore, c’est le « monde moderne » qu’il rejette en instruisant le procès des « docteurs » de la loi scientifique. Pour le disciple de Bergson que demeure Péguy, la réalité est toujours plus riche que les constructions de l’intelligence, la temporalité vécue plus puissante que les abstractions de la chronologie, la mémoire plus vraie que les « faits » de l’histoire.

Charles Péguy par Eugène Pirou
Avec Péguy, la notion de thèse prend toute sa force, elle implique l’idée de conflit et de contestation (d’où, peut-être, le titre d’ « antithèse » donné à l’ensemble du volume). Non sans mauvaise foi et raccourcis polémiques, non sans violence même à l’égard de Jaurès par exemple ou du « fourbe Langlois », Péguy élabore une écriture propre, « vivante », dans le ressassement et la répétition, qui mêle traductions singulières, très longues notes en bas de page, dialogues parodiques, etc. Charles Coustille éclaire bien en quoi la thèse « insoutenable » de Charles Péguy, que son directeur, Gabriel Séailles, aurait refusé d’avaliser, a pourtant quelque chose d’une institution, d’une création, d’une œuvre.
Une remarque toutefois, qu’on nous pardonnera. Charles Coustille mentionne dûment la thèse de l’ami de Péguy, Romain Rolland, qui va publier Jean-Christophe dans ses Cahiers de la Quinzaine. Sa thèse a été soutenue avec toutes les apparences du succès universitaire. Cette thèse, publiée en 1895, portait sur Les origines du théâtre lyrique moderne : Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti. Faut-il y voir « le dernier témoin du monde universitaire ancien » ? Ou, de manière plus positive, le travail d’un écrivain qui a réussi à soutenir sa thèse par un déplacement de méthode, d’objet scientifique, de champ ? C’est qu’il fonde, avec quelques contemporains, la musicologie française.