Entretien avec Julia Azaretto

Julia Azaretto, la jeune traductrice de Supermarket Spring, de Pedro Mairal, était au mois de juin de passage à Paris. Nous en avons profité pour l’interroger sur sa vie, son œuvre et ses intimes allers et retours entre l’espagnol et le français. Ce jour-là, il fut aussi question de Julio Cortázar, du cerveau des traducteurs et des éditions bilingues. L’entretien a lieu en partie en espagnol, et c’est pourquoi on s’y tutoie.

Paul Lequesne, Entretien avec Julia Azaretto

Julia Azaretto

Quand as-tu décidé de traduire Supermarket Spring en français ?

J’ai commencé la traduction de Supermarket Spring en 2006. Et ce premier travail a donné lieu à une publication, sous pseudonyme. J’avais adopté celui d’Agnès Azar, car je n’osais même pas signer de mon vrai nom ! Je l’ai retravaillé ensuite pour la Fabrique des Traducteurs, à Arles, car je devais présenter un projet. Mais comme je n’avais pas signé le texte déjà publié, mon dossier a été suspecté de plagiat ! Ça devenait compliqué : j’étais à la fois entre deux langues et entre deux noms ! Mais enfin, le plus gros travail de traduction, c’est là que je l’ai effectué, à Arles, en 2011, notamment avec Claude Bleton qui était un de nos tuteurs. Ensuite je l’ai laissée de côté et l’ai reprise quand L’atelier du tilde a accepté de publier le texte.

Ainsi, tu t’es mise à traduire vers le français, alors qu’il y avait six ans que tu étais établie en France, c’est bien ça ?

En 2006, oui, ça faisait six ans. Au début, je ne voulais pas. Il est rare, c’est vrai, qu’un traducteur se risque à traduire dans une autre langue que la sienne. Qui pourrais-je citer ? Bernard Hœpffner pour l’anglais ? Mais je ne crois pas qu’il en vivait. Silvia Baron Supervielle, Luba Jurgenson pour le russe… C’est mon frère aîné, qui est compositeur, qui m’y a encouragée. Il a dû me parler de Beckett et de quelques autres fous et grands de la littérature, et m’a dit qu’il s’agissait aussi de ça : d’essayer ou bien d’échouer « encore mieux ». Tu sais, Beckett dit ça dans Cap au pire : « échouer mieux, échouer encore mieux ».

Le fait de traduire de l’espagnol vers le français change-t-il ta manière de traduire du français vers l’espagnol ?

Hum, oui, je pense. Mais je ne suis pas sûre que ce soit le fait de traduire vers le français. Je pense que c’est surtout le fait d’avoir fait, à un moment de ma vie, ce choix, radical, de quitter mon pays et ma langue. Et du coup d’être en état d’alerte permanent. De découvrir par exemple qu’on peut rêver dans une langue étrangère sans la parler correctement, contrairement à ce qu’on croit habituellement. On peut rêver dans une autre langue simplement parce qu’on passe son temps à penser à cette langue. C’est cette expérience-là, le fait de pouvoir briser beaucoup de topiques, au sens de doxa, qui a changé mon envie, ma vision de la traduction.

Une citation de Cortázar, rapportée par Silvia Baron Supervielle dans un texte trop peu connu, El cambio de lengua para un escritor. La citation commence par « El jazz es mi patria », puis continue ainsi « l’exilé c’est deux personnes en une seule. Et il n’est pas un seul grand poème qui ne soit né de la désorientation ». Es-tu d’accord avec ça ?

Oh, mais c’est super beau ! Ça m’encourage à relire Cortázar ! Mais je ne sais pas si je suis entièrement d’accord. Non, j’aime bien l’image, et il y a une partie de vérité dans ce qu’il dit, car ce sentiment d’écartèlement, d’échouer à un certain moment dans les deux langues, d’échouer ou de trébucher constamment, comme un gros pantin maladroit, est bien présent. Mais en même temps, une particularité de la condition d’exilé, c’est que malgré tout on reste une seule et même personne. Le cerveau du coup est façonné par l’arrivée de cette nouvelle langue, et façonné de telle sorte que même la langue maternelle n’en sort pas indemne. C’est une expérience à la fois déroutante et assez grisante, car elle va au rebours de l’idée commune de la langue maternelle comme quelque chose d’immuable, d’acquis à jamais. Or c’est faux, et ça peut faire trembler le sol quand on s’en aperçoit. Mais si on est un peu funambule c’est assez chouette de découvrir que la langue maternelle se transforme elle aussi, même si elle reste ancrée en nous de manière indéfectible. Cela renvoie à quelque chose de plus général qui concerne la vie : rien n’est figé, les expériences nous transforment, et cela se fait sans qu’on s’en rende compte !

À dire vrai, tout de même, au début traduire vers le français était pour moi une manière de provocation. D’essayer de faire vaciller les certitudes de l’autre. Je veux dire du Français, de l’étranger pour moi ! Il y avait aussi l’envie très forte de donner à lire en français des auteurs qui me paraissaient importants. Par ailleurs, j’ai forcément une écoute du texte original qu’un Français n’aurait pas. Par exemple, je pense au poème de Mairal dont nous parlions, « Andante cantabile » : je me suis rendu compte qu’aucun Français que j’avais croisé n’avait compris d’emblée, à la première lecture, que Mairal était en train de parler des seins des femmes, alors que pour moi c’était une évidence !

Quand on parle espagnol, on ne se pose même pas la question. Dès le premier vers, il est question de « la forma de l’agua » et de « debajo del verano ». Déjà, là, on pense à la femme enceinte, à la rondeur, on dresse l’oreille. Et après : « curvando con su paso el mediodía » – c’est quelqu’un qui a tellement de rondeurs qu’il arrive à courber l’heure de midi ! Et puis, un peu plus bas, plus aucun doute : « una alegría en el temblor moreno ». « Una alegría », c’est très sexuellement connoté en Argentine. Quand tu dis d’une femme ou d’un homme : « nunca una alegría », c’est qu’ils ont une vie sexuelle très pauvre !

Je trouvais que certaines traductions ne rendaient pas du tout l’oralité à laquelle je suis très sensible et que, surtout, j’entends. Quand je l’entends, et que je vois qu’en français on adopte un registre plus élevé, que ça devient très engoncé, alors qu’en espagnol ce ne sont que des expressions très courantes, je me sens un peu gênée. Je me dis non, ce n’est pas ça : on est en train de traduire plus que ce qu’on a lu. On est en train de traduire une idée que l’on a de l’autre. Je ne dis pas que ça ne m’arrive jamais !

C’est pourquoi je trouve intéressant de travailler à plusieurs. Les lectures des uns et des autres peuvent se compléter et s’enrichir. Le travail de traduction ne devrait pas être solitaire.

As-tu remarqué que Contre les bêtes était la suite de Supermaket Spring ? « Le dernier témoin de l’hécatombe finale, celui qui mange les autres… »

Non, je n’avais pas fait ce lien-là ! C’est l’effet du hasard. J’ai longtemps porté le projet de Supermarket Spring, mais Contre les bêtes ç’a été une commande. J’ai été heureuse de le traduire, car ç’a été des retrouvailles avec l’espagnol. J’ai envie maintenant que le texte soit publié, diffusé, que le spectacle tourne, mais ce n’est pas moi qui l’ai découvert.

Paul Lequesne, Entretien avec Julia Azaretto

Pedro Mairal revient beaucoup dans ses entretiens sur le fait qu’il possédait dès le départ un « bagage formel important » en poésie. Il déclare avoir écrit beaucoup de poèmes de Tigre como los pájaros en endécasyllabes et en heptasyllabes. Quand on regarde de près Supermarket Spring, on s’aperçoit qu’il revient souvent à ces vers de onze syllabes, au pentamètre en fait, et aux vers de sept syllabes, mais qu’il les déguise, en quelque sorte, ajoutant un mot par exemple pour que le vers sonne de manière moins exacte. En as-tu tenu compte, et si oui, comment ?

Quand j’ai rencontré Pedro Mairal, en 2006, il m’a laissé entendre que c’était très important cette histoire de rythme, de mètre. Mais à l’époque, je n’étais peut-être pas en mesure de l’entendre. Plus tard à la Fabrique, il s’est trouvé que Claude Bleton n’abordait pas du tout le problème par ce côté-là, et pourtant il me semblait qu’il trouvait toujours l’image juste, le rythme qu’il fallait, et du coup je pensais ne pas avoir besoin de ça, alors même que l’auteur m’avait glissé une information importante. Donc, non, je n’y ai pas prêté une attention spécifique, je n’ai pas voulu caser absolument des vers de 11 ou 7 syllabes. J’ai plus prêté attention au souffle, à l’oralité, c’est-à-dire à cette voix que j’entendais, et c’est pourquoi parfois je suis plus directe, plus synthétique.

Il me semble que Pedro Mairal, dans Supermarket Spring, est à la recherche d’une autre forme, qui ne serait pas rigide, même s’il y revient ensuite avec le sonnet.

Plus que la quête d’une forme, c’est l’envie de casser un piédestal, une idée de la poésie. Alors oui, pour ça il faut quand même une forme, car il y a de l’oralité là-dedans, et Mairal ne transcrit pas la manière de parler des gens, il l’écrit. Mais cette alternance de vers de 11 et 7 syllabes, je ne sais pas s’il l’a choisie consciemment, comme moyen le plus sûr de rendre l’oralité de l’espagnol.

N’est-ce pas plutôt comme une réminiscence de la poésie classique ? On ne l’observe pas systématiquement. Il y a les vers de quatre, de cinq syllabes, et puis tout à coup un groupe d’endécasyllabes, et l’on voit bien que c’est fait exprès, ou bien que l’auteur respire la langue comme ça.

Non, j’ai vu Pedro compter les syllabes pour que ça tombe juste. Ensuite, il est joueur, et il est possible qu’il ait voulu casser la forme même qu’il avait créée.

Dans les Pornosonetos, il pousse son projet encore plus avant : la forme du sonnet y devient invisible, alors qu’elle est très contraignante. Peut-être tout son projet, sa quête de la forme, est-il justement d’escamoter celle-ci. Quand on lit les Pornosonetos, on ne reconnaît pas la forme du sonnet, tant il y est à l’aise.

Aurais-tu traduit différemment si les textes avaient été en regard ?

Si les textes avaient été en regard, je n’aurais pas voulu que cette traduction soit publiée chez cet éditeur. Quand tu as entre les mains une éditions bilingue, soit tu ne comprends rien à la langue étrangère et tu ne regardes que la version française, si bien que la version originale ne te sert strictement à rien et même t’encombre ; soit, et c’est le cas souvent des lecteurs de poésie, tu es un peu curieux, tu veux lire, tu as quelques notions d’espagnol, tu peux suivre, tu regardes, mais dans ce cas-là tu tombes dans une lecture hybride, scolaire, qui entretient l’illusion de la correspondance univoque entre les langues, et je voulais éviter cela. Car pour moi c’est un leurre : chaque langue comporte un univers fantastique de sonorités, d’écrivains (donc des voix dans la langue), d’argots, de gestes, de manières… C’est en ce sens que Cortázar a raison, l’exilé est une personne double, parce qu’on n’est pas tout à fait le même selon les langues que l’on parle. Les langues augmentent notre être, et je trouve ça fascinant. La règle du jeu change avec la langue. L’édition bilingue en regard est très intéressante pour des projets spécifiques. Mais ce n’est pas cet écrin qui me semblait le plus approprié pour faire entendre au lecteur français le travail de Mairal sur le parler d’Argentine.

Propos recueillis par Paul Lequesne


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