Des mots sur les choses (1)

Nous avons choisi ce titre (il fait référence à celui de Michel Foucault Les mots et les choses) pour cette nouvelle série qui paraîtra en alternance avec Au Palais de justice et reprendra les réponses de nos lectrices et lecteurs au débat sur “La littérature et le réel”, ainsi que nos propres commentaires, inspirés par divers évènements artistiques, livres, théâtre, cinéma…  Aujourd’hui, le spectacle Monologue du nous, de Bernard Noël, récemment mis en scène à la Maison des métallos par Charles Tordjman et le débat qui a suivi avec Bernard Noël et Bernard Stiegler.

1. La citation du jour

Elle est extraite d’un entretien d’Alain Veinstein avec Bernard Noël, paru dans L’Entretien n° 1 (éditions du sous-sol).

À propos du Radeau de la Méduse, de Géricault, Bernard Noël déclare :

« Ce qui me touche, c’est le travail extraordinaire qu’il accomplit vers ce tableau. Il y travaille pendant des mois et des mois, y compris avec des cadavres pour se mettre la mort dans la tête, au fond… Dans cette histoire de rapport entre le réel et sa représentation, c’est une des choses qui occupent, je pense, les gens qui essaient de traduire quelque chose de la vie et du réel dans des mots ou dans des formes : le réel n’est qu’une impression qui est ensuite longuement travaillée mentalement, et qui, complètement reconstruite — c’est-à-dire devenue étrangère à son point de départ, retrouve un effet de réalité sur le spectateur ou le lecteur, « ouvre l’œil » de manière beaucoup plus efficace que ce dont elle s’inspire. »

2. Monologue du Nous : un livre, un spectacle et un débat

Le spectacle qui se donne actuellement à la Maison des métallos jusqu’au 13 décembre seulement (quel dommage) met en scène le texte de Bernard Noël, Monologue du Nous paru chez POL en 2014 et à propos duquel j’avais écrit un article enthousiaste. Spectacle et texte sont une illustration parfaite de notre sujet de débat : “Quelle relation la littérature et ici le théâtre entretiennent avec le réel ?” Eh bien, en la circonstance, à la fois étroit et distancé. Ils sont aussi une illustration de la citation ci-dessus qui ouvre notre réflexion.

Peu ou pas de décor, sinon celui de l’architecture de la petite salle où a lieu le spectacle. Scène étirée devant le public, coupée dans sa longueur par un dispositif très aérien, que les artistes traversent dans un sens ou dans l’autre, et qui figure ainsi deux lieux. Sur la gauche, un piano, dont les touches s’animent toutes seules. La musique, minimale et porteuse.

Le metteur en scène, Charles Tordjman, a choisi de faire interpréter les 4 révolutionnaires par des femmes, dont certaines paraissent très jeunes. Une belle idée qui donne aux personnages davantage de fragilité et rend leur désespoir peut-être plus intense et plus définitif. Dans le livre, on pensait à des hommes, peut-être par habitude, par convention. Mais le Nous est un nous collectif, il n’y a pas d’individus, et pas vraiment d’identité, de vie intime.

Les 4 femmes parlent, elles ne font que parler, mais ce faisant, elles racontent les évènements qu’elles suscitent ou dans lesquelles elles sont entraînées. Et surtout, ce faisant, elles pensent, on les entend et on les voit penser et cheminer dans le raisonnement qui les mène à vouloir la terreur. Et du coup, nous ne faisons pas qu’assister, en spectateur, nous sommes pris, emportés, arrachés, même si leurs propos, leur croyance ne sont pas forcément les nôtres.

La force du texte et du spectacle, le malaise qu’ils engendrent, vient de là. Du fait que le processus par lequel ces femmes s’engagent dans une série d’actions de plus en plus désespérées est montré de l’intérieur, et analysé. Il devient le moteur du drame qui se donne à nous, auquel se donnent les 4 femmes. Il est le drame même.

Une épure de réel et pourtant le réel puisque le Nous accuse les pouvoirs qui écrasent et qu’il veut à son tour ébranler — sans espoir ; puisque ce Nous évoque sans cesse les divers terrorismes qui se sont exprimés : ceux du début du XXe siècle (anarchistes en Russie et en France…), des années 70 (Brigades rouges, Action directe, Bande à Baader), et celui d’à présent qui attaque l’Occident. Le désespoir du Nous est contagieux et il nous glace.

Le débat, le mardi 8 novembre, réunit, à l’initiative de Charles Tordjamn, Bernard Noël et Bernard Stiegler. La grande salle est comble.

« À l’origine, dit Bernard Noël, le sujet de mon livre était un sujet politique. En 1934, après une tentative fasciste, il y eut une alliance entre les socialistes et les communistes qui donna lieu à un défilé auquel assistait Georges Bataille. J’ai voulu rendre compte de cette fraternité mais peu à peu, au cours de l’écriture du livre, c’est la violence qui est devenue le liant du récit.

Bernard Stiegler : — C’est un livre intenable, qui est à la hauteur d’une situation intenable. Il est habité par une tension intellectuelle qui crée la tension dramatique.

Bernard Noël : — La question est de savoir comment ne pas devenir fou dans la situation où nous nous trouvons actuellement. En même temps, on ne peut pas devenir fou sur commande ! Les quatre personnages du Nous sont les personnages du Grand Jeu. Quand ils contemplent le vide, c’est une expérience mystique.

Bernard Stiegler : — L’art est une illusion, mais une illusion nécessaire. Nous avons à “faire” avec le désespoir, mais sans le dénier, nous avons à réapprendre les techniques de soin. Actuellement, nous vivons la fin du Nous. Je crois encore à la raison, nous avons à penser, et à penser l’improbable. A penser la planétarisation. En est-on capable ? Espérons qu’un miracle est possible, c’est-à-dire une bifurcation improbable. Nous avons à relier les porteurs d’improbabilités. La question n’est pas de résister mais d’inventer. »

Les interventions du public ne sont jamais complaisantes, destinées au faire valoir de l’intervenant, mais toujours politiques, argumentées et maîtrisées. J’ai le sentiment réconfortant de retrouver un peu l’atmosphère des débats qui avaient lieu en 68. L’allégresse en moins.

3. La réponse d’une lectrice, Odile Massé

Comédienne et auteur de livres qui se situent entre poésie et récit onirique (dernier livre paru, Sortir du trou, édition François Marie Deyrolle), elle nous envoie « Entrer dans la nuit de l’autre », qui fait écho ou rêve à la première de nos chroniques judiciaires (« Dans la cage de verre ») ; ainsi que « En vrac » qui réfléchit au sujet du débat « La littérature et le réel ».

Entrer dans la nuit de l’autre

… Entrer dans la nuit de l’autre. Rêver.

Entrer dans le labyrinthe, marcher au hasard, prendre une identité d’emprunt, s’en remettre à un inconnu, assister à un jeu. Un simulacre, en fait.

Car aucun des personnages ici présents n’est celui qu’il se prétend, tout est illusion, trompe-l’œil, supercherie. On pourrait croire que les dieux jouent avec nos affaires humaines, qu’ils sont descendus parmi nous, Hermès en tête, pour agiter sous nos yeux leurs emblèmes comme autant d’artifices : Hermès voyageur a conduit une jeune fille à travers le monde et, duplice, l’a guidée vers l’antre du violeur avant de la reconduire jusqu’à ses terres lointaines ; messager, il a porté sa plainte à la Justice – enfin, traversant les enfers en costume d’avocat, il aborde une âme errante, fausse journaliste qu’il mène au théâtre, non des opérations mais de Thémis aux yeux bandés. Et là, dans ce Tribunal où chacun (sauf la jeune fille absente) joue un rôle, accompagné de Mnémosyne qui fait remonter fragiles témoignages et mémoire labile, le très habile Hermès parle encore, par la bouche de chacun des acteurs, parle et trouble la parole, la traduit, la trahit sans doute, la transporte à travers les fils du téléphone, parole toujours mensongère, calculée, répétée, jouée, lue, déformée, comme dans un rêve engendré par Hypnos.

Mais les dieux en vérité sont absents. Il n’y a pas de tragédie, sauf peut-être dans la vie de la victime. Pas de tragédie non plus, juste une triste banalité, dans la déchéance de l’accusé auquel manquent nom, âge, langue, famille à ses côtés. C’est la nuit, une nuit sans lumière. Et rien ne remue dans cette nuit, tant les acteurs tiennent l’émotion à distance – par peur, par vanité ou inconscience, par habitude, par manque d’empathie, pour paraître (pour ne pas comparaître, pour ne pas disparaître ?) – à tel point que la fausse journaliste n’attend pas le verdict : le dénouement, l’arrivée de Némésis, n’aura pas lieu. C’est dire comme les humains ne sont pas à la hauteur, incapables de porter les dieux, condamnés à fuir, louvoyer, reculer, réduits au simulacre tant ils ont peur d’eux-mêmes et de leurs actes, et de leur propre nuit.

Et voilà que sous le bandeau de Justice la nuit mise en abyme prend forme de conte qui prend forme d’énigme et devient jeu des 7 erreurs : absences, dénis, mensonges, feintes et demi-vérités, dans le labyrinthe tout semble leurre, tout est « semblant » : cet étrange procès a-t-il eu lieu ? pourrait-on en retrouver la trace ? existait-il vraiment, ou n’a-t-il été mis en scène que pour la fausse journaliste, à la seule fin de nourrir son rêve – et le mien ?

En vrac

La parole est portée par le mouvement du corps, elle est un acte : au théâtre, le texte doit être incarné pour exister – Gombrowicz disait ses pièces inachevées tant qu’elles ne seraient pas jouées. Et l’acteur doit être juste, c’est-à-dire vrai.

Mais dans la réalité, où est le vrai ? où est le faux ? Malgré notre désir dichotomique de les savoir absolus (ce serait rassurant), ils sont souvent relatifs, nuancés. Ou subjectifs. Comment les distinguer avec certitude, comment juger ?

Il me semble que nous sommes plutôt dans l’entre-deux, un terrain vague et inconfortable – toujours en train d’explorer la frontière entre mensonge et vérité, de naviguer entre parole et écrit, de chercher comment atteindre la réalité à travers l’irréel ou l’imaginaire.

Au fond, le seul dont on voudrait vraiment obtenir la parole, une parole juste et vraie, c’est le coupable : « Parle ! Avoue ! » – mais pour être pris en compte, les aveux doivent ensuite être consignés et signés.
Simon Leys raconte qu’autrefois, en Chine, le coupable devait avouer pour que le procès puisse avoir lieu – et c’est ainsi que la torture devint nécessaire : pour obtenir des aveux.

Et puisque nous sommes de chair et de sang, toujours, au milieu, il y a le corps : le corps de l’acteur, le corps du délit, le corps de la victime, le corps de la Justice. Mais pourtant, dans ce dernier cas, ce que désigne le corps est une grosse machine qui se voudrait au-dessus des contingences humaines…

Les faits divers, et les procès qui les concernent, nous renvoient donc à notre propre expérience comme un miroir déformant, dans lequel tout acte de notre quotidien devient monstrueux. Attirance et fascination pour les monstres, comme s’ils pouvaient expliquer nos mouvements intimes. Comme s’ils pouvaient nous en libérer, nous permettre de dire « celui-là n’est pas moi ». Catharsis.

Et ensuite, par le biais de la Justice, rejeter les monstres hors du corps social. C’est rassurant.

René Girard parle de la Justice comme de la forme la plus sophistiquée de la vengeance primitive – car elle n’a lieu qu’une fois, dit-il, et sans avoir recours au sacrifice : pas de vengeance de la vengeance, pas de sang versé, un équilibre social conservé. Mais symboliquement, le sacrifice a tout de même lieu : le coupable, le monstre, l’Autre, est non seulement puni, mais rejeté. « L’opprobre de la société ».


Cet article a été publié sur notre blog Mediapart
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