Candide ou lubrique ? Entretien avec Adam Thirlwell

Dans son troisième roman, Candide et lubrique, Adam Thirlwell met en scène un ménage à trois, comme à son habitude. S’il s’appuie toujours sur un narrateur interventionniste à la Kundera, cela ne l’empêche pas d’élargir sa palette, de goûter au roman d’anticipation, en créant un univers cauchemardesque où les villes et les langues – tout comme les pratiques sexuelles – se confondent en une sorte d’hybride méconnaissable.


Adam Thirlwell, Candide et lubrique. Trad. de l’anglais par Nicolas Richard. L’Olivier, 395 p., 23 €


Adam Thirlwell © Patrice Normand

Adam Thirlwell © Patrice Normand

À quel genre appartient ce roman ?

Quand je l’ai commencé, je cherchais à me libérer de mes influences. Dans Politique, il y avait quelque chose de l’Europe centrale, de Musil, de Broch, de Kundera. En revanche, ce roman-ci incarne les deux pôles de mon esthétique, le côté réaliste de Roth et de Bellow, et le côté postmoderniste de Kundera. J’avais rendu hommage aux maîtres et je voulais faire quelque chose de différent. J’avais toujours été obsédé par l’idée du collage, donc je cherchais un langage plus informe, plus fou. J’avais relu Portnoy et son complexe, où l’analyste remplace le lecteur. Ici, j’ai décidé que le narrateur parlerait à un lecteur absent. L’écart entre le lecteur et le narrateur m’a toujours angoissé, alors je me suis appliqué à l’explorer et à en faire une expérience.

Aviez-vous d’autres influences ?

Pendant la rédaction du roman, j’ai beaucoup pensé au performance art : peut-on faire de la lecture d’un livre une œuvre relevant de cet art ? Peut-on en faire quelque chose de « claustrophobe » ? Comme l’exposition de Marina Abramović au MoMA, à New York, The Artist is Present : pendant des heures, elle était assise sur un siège devant le public. Le romancier pourrait-il être présent de cette façon ?

Vous jouez avec la typographie : les titres des chapitres sont écrits en lettres minuscules.

Tous les titres forment ensemble une longue phrase continue que le lecteur peut lire en tant que telle ; en même temps, chaque fragment donne un aperçu du chapitre.

Je ne l’avais pas compris ! Vous ne l’annoncez pas à votre lecteur.

Jamais. J’ai cherché à transmettre l’impression d’un bloc de texte. Au début, j’aurais voulu que le texte entier soit ininterrompu mais, à un moment, j’ai décidé que c’était trop difficile : il fallait que ce soit clair. Mais j’ai retenu l’idée pour les titres des chapitres, qui fonctionnent comme des intertitres dans le cinéma muet.

L’impression de fluidité dans Candide et lubrique tient moins à ces « intertitres » qu’à l’absence de paragraphes.

Aux deux à la fois. Cela produit un narrateur psychotique et sympathique. J’espérais qu’on pourrait penser qu’il s’agit de moi, c’est pour cela qu’il n’a pas de nom. Je voulais amoindrir la distance entre le lecteur et le narrateur. Les intertitres sont écrits à la troisième personne, ce qui peut laisser croire qu’il s’agit de ma voix. Chez moi, il y a toujours un jeu un peu métafictionnel.

J’ai aimé votre citation de Warhol : « Le sexe, c’est la nostalgie du sexe. »

C’est cette idée que c’était mieux par le passé et que maintenant c’est moins bien. Cette présence de la nostalgie dans le livre est liée à la multiplicité des identités.

Les personnages parlent une sorte d’argot inventé, marqué entre autres par des ellipses et des raccourcis.

J’ai toujours aimé jouer avec la langue. Dans Politique, il s’agissait d’une écriture phonétique – comme ce qu’a fait Queneau en français – basée sur l’anglais du Nord-Ouest. Ici, je voulais que le paysage soit fluide et donc la langue aussi, j’ai cherché à explorer l’espace global du livre, que ça sonne à la fois anglais, américain, japonais et français.

Le terme « pistolet », par exemple.

« Pistolet » est un vieux mot anglais que l’on n’utilise plus.

Où se déroule l’intrigue ? À Londres, dans l’une de ses banlieues ?

Je voulais écrire sur l’ontologie de la banlieue, parce que les Anglais sont obsédés par la banlieue, voire par les différences de classes. Pour moi, c’est un non-lieu, un espace vide où rien ne se passe. C’est l’impression que j’avais quand j’étais enfant. Aujourd’hui, beaucoup de gens habitent dans des paysages de ce genre, des non-lieux.

S’agit-il alors d’un roman sur la globalisation ?

Non, il se situe plutôt dans la tradition de la comédie sociale anglaise, si ce n’est que je suis allé à rebours parce que je ne voulais pas confondre le paysage avec une certaine classe sociale ; il s’agit plutôt d’une absence totale de géographie.

Dans votre traitement désabusé de la sexualité, il demeure quelque chose de Kundera. Que pensez-vous de la phrase, qui lui est souvent attribuée, mais qui est apparemment de Jay McInerney : « Les hommes parlent aux femmes pour pouvoir coucher avec elles ; les femmes couchent avec les hommes pour pouvoir leur parler. »

Ça m’amuse, mais je pense que c’est un peu démodé. J’aime beaucoup Kundera, sa façon à la fois comique et ontologique de traiter le sexe, mais la grande différence entre notre ère et la sienne est que la sexualité est devenue plus fluide. L’égalité a suscité d’autres problèmes, il n’y a plus cette grande différence entre hommes et femmes en ce qui concerne le désir de faire l’amour. Dans mes livres, j’ai toujours créé des personnages bisexuels. En même temps, il y a dans ce roman une grande nostalgie des choses désuètes. Donc il y a aussi bien des orgies que le portrait d’un mariage plus classique.

Vous avez trente-sept ans, donc on peut imaginer que vous avez à peu près vingt ans d’expérience sexuelle. Avez-vous remarqué une évolution pendant cette période ?

J’ai commencé à dix-huit ans. J’étais conscient en écrivant Politique qu’il n’y avait plus d’interdictions concernant l’homosexualité. Il n’y a plus cette idée que si tu couches avec une personne tu dois l’épouser, mais il y a toujours un grand désir de la permanence. En effet, lorsque je regarde les gens qui ont vingt ans aujourd’hui, je constate un écart, lié peut-être au numérique. C’est une autre façon de jouer avec la permanence. Je suis effrayé par ce changement de génération. C’est difficile à préciser : ce que je vois autour de moi, c’est une fluidité. Évidemment, ça représente un changement par rapport aux années soixante.

Le narrateur de Politique évoque les films Cabaret et Jules et Jim à propos du ménage à trois. Cette structure est-elle fondamentale ici ?

Pour Politique, j’ai été influencé par la théorie de René Girard sur le désir triangulaire. C’est encore le cas ici parce que je suis préoccupé par l’utopie, et par des personnages qui partagent cette obsession. La vraie vie éthique commence dès qu’il y a trois personnes : dans un couple c’est facile, mais, à partir de la troisième personne, il y a une petite société. Ma motivation n’est donc pas, à la base, de nature sexuelle mais plutôt formelle et éthique.

Propos recueillis par Steven Sampson


Thirlwell Sampson entretienEn effet, les deux scènes les plus marquantes de Candide et lubrique portent l’empreinte du ménage à trois. Au début de l’histoire, le narrateur se réveille dans une chambre d’hôtel et découvre sa maîtresse Romy, l’une de ses meilleures amies, comateuse et couverte de sang après une nuit de sexe et de drogue. Sa femme est présente à son esprit : s’il appelle une ambulance, un scandale éclatera et Candy apprendra la vérité. Alors, mettant en péril la vie de Romy, il la transporte tout seul à l’hôpital, où il la dépose brusquement, s’enfuyant avant même qu’elle soit prise en charge.

Mais ce n’est pas grave, parce que, une centaine de pages plus loin, on assistera à un autre ménage à trois, plus concret cette fois, où le héros fera un cunnilingus à sa maîtresse, entre-temps remise de ses blessures, sous les yeux et avec l’encouragement de sa femme.

René Girard en eût été fier !

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