Philosopher à Paris ou à New York

Chercheur original, philosophe et mathématicien, Jean-Michel Salanskis aime et pratique les deux grandes tendances de la philosophie contemporaine, la philosophie analytique et la philosophie continentale. Ici, il se demande s’il peut y avoir quelque chose de commun entre les courants français radicaux des années soixante-dix (Deleuze, Derrida, Foucault, Lyotard…) et l’austère tradition analytique. Ambitieuse, érudite, cette enquête1 refuse les découpages barbelés.


Jean-Michel Salanskis, Philosophie française et philosophie analytique au XXe siècle. Puf, coll. « Philosophie française contemporaine », 156 p., 26 €


Depuis un bon siècle, la philosophie analytique et la philosophie continentale (pour les baptiser à l’anglo-saxonne et pas à la corse) se regardent en chiens de faïence, se méprisent, se disputent l’existence. Malgré toutes les différences, l’auteur repère un point commun entre les « subversifs français » et le mouvement initié par Frege, Russell, Carnap : le goût de la cassure. Rupture d’avec la philosophie du sujet chez les « radicaux français », d’avec l’idéalisme chez les analytiques. Arrimé à la science, Salanskis souligne l’importance de ce qu’il nomme l’épistémologie à la française. Pensons à Koyré, à Bachelard. Cette école valorise les ruptures, les coupures épistémologiques, les mutations. La vérité-événement rompt avec le sens commun si cher aux Anglo-Saxons.

Reprenons les choses au début si nous voulons saisir le fait que, à Oxford ou en Californie et à Paris, on n’entend pas la même chose sous le vocable « philosophie ». Bien sûr, les deux fleuves sont divers, bien entendu, on a assisté, tous les vingt ans, à des tentatives de rapprochement, mais, pour l’essentiel, les camps sont posés, les tranchées creusées. Rares sont les philosophes qui, comme Salanskis, tentent de marcher sur les deux jambes.

Sur le Continent, les philosophes critiques engagent, volontiers, des combats contre le pouvoir, l’injustice, le capital ; pour ce faire, ils mobilisent les pointes de l’esthétique, de l’histoire, du pulsionnel… À ces grandes percées, les philosophes analytiques opposent des exemples grammaticaux aussi modestes que quotidiens, empruntés au langage ordinaire. Que veut dire qu’on a « volontairement salué quelqu’un » ? Pourquoi donc cet adverbe ? De fait, j’ai besoin du contexte pour comprendre cette phrase. Bien plus, elle n’est véritablement intelligible que si l’on a en tête que j’étais auparavant brouillé avec la personne saluée aujourd’hui ! Sur un exemple assez voisin, on contestera que « quelqu’un qui conduit sa voiture de façon réfléchie » réfléchisse d’abord et conduise ensuite.

Si l’on y regarde de près, certaines notions sont empruntées à l’autre camp. Lyotard pratique des jeux de langage puisés chez Wittgenstein, Derrida s’intéresse aux performatifs, Deleuze et Guattari discutent la linguistique dans Mille plateaux… Cependant, pour l’essentiel, la rupture philosophique est consommée. En effet, depuis la Seconde Guerre mondiale au moins, la cassure géographique, stylistique, s’est pérennisée. Le cœur du système s’est déplacé aux États-Unis. Ainsi, invités en Amérique, les penseurs de la « French Thought » ont enseigné dans les départements d’études européennes et pas dans ceux de philosophie.

La French Thought (Salanskis n’aime pas l’expression French Theory, qui contient un élément de sarcasme) chérit l’idée de création, d’invention, les vérités fulgurantes, les intensités. Sous ce rapport, le vrai est largement perçu comme événement, reconfiguration. La naissance de la perspective en peinture, le cubisme, le dadaïsme redessinent les champs, tout comme l’inconscient lamine les conceptions classiques de la sexualité, ou que la relativité bouscule de fond en comble l’univers décrit par Newton… Dans le domaine de la science, les « Français » affectionnent les grandes percées, la mise en place de nouveaux horizons, non réductibles à l’antérieur. Cette vision s’arc-boute à des figures « géniales », permettant de saisir ce que Kuhn appelle des « révolutions scientifiques ». Sur l’autre rive, les analytiques sont plus portés à concevoir les avancées scientifiques comme des formes d’enquêtes menées par des détectives dont les raisonnements sont les nôtres. D’un côté Einstein, de l’autre Sherlock Holmes !

Mais, pour mieux saisir les enjeux, revenons à Frege, à sa conception de la vérité. Ce logicien nous explique que, lorsque nous disons « la Lune est plus petite que la Terre », nous affirmons que nous parlons de l’astre matériel et pas du tout d’une « représentation » du satellite de la Terre. Opposés à cet énoncé, les « philosophes critiques », mobilisant l’épistémologie, répondent – je simplifie – qu’un homme du XXIe siècle ne parle pas du tout du même « objet Lune » que ne le ferait un contemporain de Périclès. Deux mots pour brosser – et grossir – les différences. Aux séductions de la philosophie « française », ancrée au désir, à l’art, à l’histoire, au politique, à la singularité, écrite dans un style brillant, les analytiques opposent des énoncés modestes, testés phrase après phrase, brique après brique. Ils lisent, ligne à ligne, les philosophes du passé, soupesant leurs phrases une à une. Pour cette visée, les verbes sont examinés à la loupe. En conséquence, donner un ordre, décrire un objet, résoudre un problème d’arithmétique, traduire, jurer ou prier sont des activités nous plongeant dans des situations qu’il convient de saisir à chaque fois de façon spécifique. À Cambridge, on prend un soin extrême à être toujours très rigoureux. Ainsi, on en arrive à distinguer le plus minutieusement possible le sens de termes voisins (ustensil, tool, apparatus, outfit, device).

Dans cette veine, les analytiques se veulent au plus près du concret. Le « que dois-je faire ? » de Kant est promené dans toutes ses acceptions linguistiques, paradoxes compris. Cette interrogation (reformulée parfois en « que puis-je faire ? ») est alors appliquée au handicapé, au fou, à la femme, à l’enfant. Le sens pratique est souvent mobilisé très empiriquement. Il y a quelques années, le Parlement britannique a demandé à des analytiques de l’aider à définir les termes de « pornographie » et d’« obscénité ». Au reste, pour saisir les différences de paysage, d’institution, gardons à l’esprit le fait que, dans les pays de langue anglaise, la philosophie n’est pas enseignée dans le secondaire. Elle est une discipline, une activité spécialisée – on parle de philosophes professionnels –, comme le sont chez nous la géologie ou la biologie moléculaire.

Curieux, passionné, Salanskis – il a envie de nous faire partager ce qu’il aime – ne tente pas, naïvement, une réconciliation du genre Embrassons-nous, Folleville ! Rigoureux, méthodique, il demeure néanmoins attaché à l’idée de résistance à l’air du temps ; au fond, il ambitionne de briser le mur des incompréhensions, des rires en coin. À côté des vins, des parfums et des robes, il souhaiterait que l’on prenne également la mesure de l’excellence des mathématiques « françaises » (pensons au nombre de Médailles Fields). Au demeurant, c’est à partir de la mathématique plus que de la logique qu’il entend proposer une relance de la recherche philosophique.

Au côté non technique de la philosophie à la française, à son aspect littéraire (la grande littérature pense), Salanskis ajoute son intérêt pour Levinas et ses propositions éthiques. Par suite, la justice, le droit sont ici mobilisés dans une perspective de fécondation des héritages. Vorace, notre philosophe choisit fromage et dessert. Il goûte à la fois le sobre, le solide et le plat du courant analytique (cet ouvrage fait la part belle aux auteurs moins connus du public français) et le sublime poétique des « radicaux ». En réhabilitant les deux cassures, en nageant dans les deux océans, il met sur pied un gigantesque programme de travail. Il sait qu’il n’y aura – en l’espèce – ni réconciliation ni dialogue. Pourtant, il demande que, courageux, nous continuions d’apprendre ce qui mérite de l’être. Tout bien pesé, notre auteur espère ne pas voir mourir les types de recherches qui l’ont éduqué, qu’il a affectionnés. Pariant pour la joie intellectuelle – le monde ne se réduit pas au business et à l’entertainment –, il voudrait que les philosophes – ils devront se lever tôt – soient capables de lectures multiples, croisées, informées. Audacieux, il propose une méthodologie ouverte, universelle, respectueuse mais ferme. Cela dit, pour ne jamais sombrer dans un positivisme plat, souvenons-nous avec Russell (il fut iconoclaste dans le champ anglais) que « le sens commun n’est le plus souvent qu’une construction de métaphysicien préhistorique ».


  1. Conjointement, Jean-Michel Salanskis publie un deuxième volume : Crépuscule du théorique (Encre marine). Contre vents et marées, ce livre milite pour une fidélité à la pensée, à sa splendeur, loin des éteignoirs des applications exigées par la « rentabilité » à court terme.

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