Histoire d’une folie

De rage et de douleur le monstre, de Terézia Mora, est un roman éprouvant par sa forme comme par l’histoire qu’il raconte. C’est une plongée au cœur d’un couple et de son incommunicabilité, au sein d’un monde du travail impitoyable ; la description de la manière dont la dépression broie l’individu, le récit de toutes les sortes de deuil.


Terézia Mora, De rage et de douleur le monstre. Trad. de l’allemand par Françoise Toraille. Piranha, 544 p., 15 €


Darius Kopp, Allemand de l’ex-RDA, a perdu sa femme, Flora, d’origine hongroise, qui, au terme d’une longue dépression, se pend dans la forêt, où elle vivait à l’abri de tout ce qui pouvait la terrifier dans la société des hommes. Darius sombre, puis se ressaisit ; découvrant le journal que sa femme a tenu en hongrois, il part sur les traces de son souvenir. Cheminant vers l’est dans sa voiture, le personnage principal du roman de Terézia Mora cherche le meilleur endroit pour disperser ses cendres. Autriche, Hongrie, Albanie, Géorgie, Arménie, Grèce puis Italie, la traversée de l’Europe est alors le moyen de faire s’entrecroiser rencontres, parfois cocasses, paysages et souvenirs de Flora, de leur vie commune, de l’enfoncement inexorable dans la maladie contre lequel Darius n’a rien pu faire. C’est probablement ce qui nous bouleverse le plus dans ce récit, l’impuissance de celui qui assiste à la mort à petit feu de l’être aimé.

mora_article

Darius Kopp, oscillant entre le « je » et le « il », livre ses pensées dans un texte qui mélange récit de voyage et récit intérieur, apitoiement et autodérision. Il s’attache à cartographier les déplacements physiques et intérieurs, et son désespoir surgit à chaque page, le poussant à aller toujours plus loin dans une quête qui ne peut avoir de fin, laquelle signifierait briser l’opacité de l’autre pour atteindre sa vérité. Et c’est cette autre, cette étrangère dont il faut d’ailleurs faire traduire le journal, qui s’exprime également tout du long, dans un dispositif audacieux. Le journal de Flora occupe en effet la partie inférieure de chaque page. Il est livré tel que Darius Kopp l’a trouvé dans l’ordinateur portable de sa femme, et s’interrompt plusieurs mois avant son suicide.

Il n’y a pas de corrélation directe entre le récit de Darius et le journal de Flora. C’est donc à un exercice difficile que nous devons nous livrer : lire chaque page intégralement, autrement dit entendre les deux voix en même temps, ou lire d’une traite ce qui concerne Darius puis ce qui concerne Flora. Les deux solutions offrent des impressions différentes. Entremêler journal et récit permet d’être plus sensible à la différence des voix, et des styles, tout en assistant au désastre de l’intérieur et de l’extérieur. Mais ce choix peut parfois frustrer le lecteur, qui a l’impression, en passant d’une voix à l’autre, d’en perdre un peu à chaque fois. Lire successivement le récit de Darius et le journal de Flora nous fera sans doute oublier à quel point ces deux histoires sont imbriquées. La troisième solution, suggérée par l’auteur, est celle qui consiste à lire les numéros de chapitres : 1-3 Darius, 4-5 Florina, etc. Au lecteur d’organiser sa lecture comme il le souhaitera, sans s’interdire aucune variation.

Terézia Mora est née en Hongrie et a migré en Allemagne au début des années 1990. Elle est traductrice, notamment de Péter Esterházy. Écrivaine de langue allemande, elle est célébrée par la critique, et De rage et de douleur le monstre (Das Ungeheuer, en allemand) a reçu le prestigieux Prix du livre allemand en 2013. Elle explique avoir écrit la voix de Flora en hongrois d’abord puis l’avoir traduite en allemand. Le journal de Flora, d’une écriture fragmentaire (récits de rêves, faits survenus, notices de médicaments, extraits de poèmes, réflexions sur la maladie mentale, etc.), est l’histoire d’une folie, liée en partie au fait d’être une « enfant de personne ». Or, la folie surgit ici dans l’autre langue, celle que Darius ne peut comprendre, celle que Flora s’est toujours refusé à parler, cette langue de cendres, à l’image de l’urne que le veuf trimbale dans le coffre de sa voiture à travers toute l’Europe.

De rage et de douleur le monstre tisse une réflexion sur la langue et sur l’origine, sur la folie et sur le couple, dans une forme qui soumet le lecteur à une expérience inattendue. Le roman est d’une noirceur profonde. Tels des héros tragiques, Darius et Flora affrontent un destin auquel ils n’échapperont pas.

À la Une du n° 2