Errance berlinoise

Berlin n’est pas une ville qui séduit au premier regard ; le grand sentiment d’espace qu’elle procure, avec ses avenues, ses places et ses espaces verts, compense difficilement le souvenir d’un lourd passé. Fascinante en cela.


Hanns Zischler, Berlin est trop grand pour Berlin. Trad. de l’allemand par Jean Torrent. Éditions Macula, coll. « Patte d’oie », 197 p., 25 €


L’acteur Hanns Zischler – plus de cent films à son actif, de Wim Wenders (Les Ailes du désir) à Olivier Assayas (Sils Maria) – nous fait partager son carnet de voyage dans la capitale allemande, un carnet où les illustrations importent autant que les textes cités, dans une « interaction » originale. Ce sont les déambulations d’un Berlinois en colère, qui tente de comprendre cette « fata morgana », ce mirage élevé sur les sables et les marécages d’une vallée glaciaire du Brandebourg. Terre ingrate, où les pouvoirs ont toujours été pris, selon Hanns Zischler, d’un « besoin d’expansion démesuré » qui s’accompagne d’un désir de destruction tout aussi puissant. Les exemples de cette frénésie de démolition sans état d’âme et de ces constructions triomphalistes sont nombreux : la Faculté technique militaire d’Albert Speer, l’architecte chéri de Hitler, et la station de radar américaine de la guerre froide qui a été édifiée sur ses ruines ; le musée d’histoire naturelle de Guillaume II et ce « monstre » de mauvais goût qu’est la Nouvelle Cathédrale ; Tempelhof, l’aéroport des années trente, aujourd’hui désaffecté ; mais aussi les places contemporaines livrées à la seule circulation automobile, mortelles pour le simple piéton, le passant de Berlin qui voudrait marcher sur les traces de Benjamin et de Franz Hessel dans les alentours du Tiergarten…

Les leçons de l’histoire, qui sait les tirer ? Pour le regard sensible de Hanns Zischler, ces monuments ambitieux – on imagine qu’il a également présentes à l’esprit des réalisations contemporaines comme l’imposante Potsdamer Platz – sont voués à n’être un jour que des ruines, un tumulus témoignant de l’indifférence des édiles aux vrais besoins des Berlinois et au passé de la ville. Or, comme l’écrivait en 1910 le critique d’art Karl Scheffler, à propos de ce qu’il appelait « le destin de Berlin » : « l’image de la ville nous appartient ».

Hanns Zischler recueille donc dans ses carnets les petits témoignages d’un autre Berlin : la résistance silencieuse d’un spécialiste des faux papiers dans le Berlin nazi, circulant toujours à pied pour échapper aux contrôles, et qui « se joue en sous-main de la ville » ; le « chemin vers l’intérieur » de la poétesse juive Gertrud Kolmar, qui dresse, malgré les persécutions, un « blason de Berlin » ; les inspections des Strassenbegeher de la ville chargés de répérer et de réparer les dégradations des trottoirs et de la chaussée ; les innombrables jeux d’enfants en vogue dans les rues tranquilles de l’entre-deux-guerres, répertoriés par un folkloriste ; le catalogue des plantes « rudérales » et des débris minéraux (briques, carreaux, faïences) que l’acteur trouve dans les décombres ; les photographies de la destruction (ratée) du clocher de l’Ancienne Cathédrale de l’architecte néoclassique Schinkel, en 1893 ; sans oublier les hordes de sangliers qui ravagent le quartier boisé de Grunewald.

Berlin est une ville très étendue, bien moins dense que Paris, « polycentrique », hétérogène, et traumatisée par le souvenir du Mur, qui est composée de quatre-vingt-dix quartiers qui possèdent chacun une vraie spécificité, de Charlottenburg à Kreuzberg, de Moabit à Neuköln. Et c’est à une traversée originale que nous invite finalement Hanns Zischler avec sa rhapsodie de photographies dérobées, prises en empruntant le bus 104 d’Ouest en Est, de la Brixplatz à Friedrichshain, dans une tentative pour donner une cohérence organique, vécue, à cette ville qui « disperse sa substance ».


Photo à la une : © Ullstein Bild

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