Autobiographie flottante

Il est bien des façons d’être un grand et beau livre. Il peut embarquer le lecteur dans une folle aventure esthétique, lui présenter sous un jour nouveau ce monde-ci, l’emmener vers des ailleurs, le faire rire ou pleurer, plus rarement le faire penser. Philosophie de Teddy, de l’écrivain américain Allen S. Weiss, appartient à cette dernière catégorie.

Allen S. Weiss | Philosophie de Teddy. Trad. de l’anglais (États-Unis), par Jean-François Allain. Gallimard, coll. « haute enfance », 120 p., 16 €

C’est un vrai traité de métaphysique à usage très personnel puisqu’il s’agit pour l’auteur de se ménager un chemin qui lui permette de s’éloigner un tant soit peu du « deuil qui vous mine et consomme » comme le dit Rabelais. Autant noter pourtant que cette quête, apparemment solitaire, est de portée universelle. Vivre sinon heureux, du moins dans une sérénité relative, implique de disposer d’un lest, d’un point d’ancrage protégeant de cette disgrâce qu’est, non pas le poids qui attache à la terre le vivant, mais son terrible contraire, la légèreté nouvelle née de l’absence d’un sol où poser les pieds.

Ce point d’ancrage, chez certains êtres malheureusement dotés par le sort, le hasard du jeu chromosomique, d’un besoin vital d’amour concret, ici et maintenant, la mort d’une mère trop adorée le détruit soudain et désormais ils flottent, désemparés, avides d’un amarrage de substitution qui puisse les retenir dans leur dérive et pour cela religieux au sens précis du terme, c’est-à-dire capable, non pas de les inféoder aux absurdes religions du salut qui projettent le croyant vers le haut, funeste solution de légèreté maximale, mais bel et bien de les relier à la totalité du cosmos, donc de les changer en adeptes de l’animisme, comme les Japonais chers au narrateur.

Par chance, au départ du présent récit, la disparition naturelle (donc abominable) de la mère a été non pas rédimée – abolir la perte est impossible – mais en faible partie compensée par la récupération, dans le capharnaüm de la maison pour un temps réduite de refuge à froide cellule, d’un ourson en peluche oublié depuis quarante ans et miraculeusement resurgi des décombres du deuil, joujou baudelairien qui avait été, dans la petite enfance, le confident et le défenseur essentiel, en cas de gros chagrin, d’un enfant juif manifestement hyper doué, donc hypersensible et sans doute blessé par la méchanceté innée du monde réel.

Cet « objet transitionnel », qui n’a rien d’un objet mais tout d’une entité, bénéfique souvent, bien que potentiellement dangereuse, les lecteurs d’Allen S. Weiss le connaissent car il est le héros d’Autobiographie de Teddy, paru chez Gallimard dans la même collection en 2022. Si l’auteur a été obligé (par l’existence même, exigeante, de ce témoin privilégié de ses premières années, de devenir « le scribe » de cette marionnette à la fois banale et fort particulière, cette soumission dénote l’importance à ses yeux du personnage sauvé de l’obsolescence. C’est lui, Teddy, qui va être chargé, en quelque sorte, d’accoucher son narrateur de fragments d’une autobiographie (celle de Weiss) commencée par une heureuse naissance mais dont aujourd’hui la poursuite harmonieuse est devenue problématique.

Allen S. Weiss, Philosophie de Teddy
Teddy Bear (Melbourne) © CC-BY-4.0/neonluxe/Flickr

En effet, le narrateur flotte dorénavant (depuis le deuil) dans les eaux troublées d’une aventure intérieure qui se déroule dans un paysage indécis semblant déboucher sur la mer des incertitudes, celle qui porte un nageur désireux de s’y plonger tout entier et par là de récupérer enfin, dans ses profondeurs, la complète réalité de son moi. Mais il ne le peut car cette mer déceptive le repousse au lieu de l’accueillir, impuissante sans doute elle aussi puisqu’elle n’est plus vivante, puisque c’est la mer Morte, qui n’offre plus de protection et même violemment éconduit vers l’espace vide l’homme qu’elle a d’un coup, en mourant, dépossédé de son poids charnel, de sa corporéité, de son lest.

Aussi, après un premier mouvement de constat douloureux de ce vide, le narrateur se tourne-t-il en désespoir de cause vers Teddy hibernant, qui ne saurait parler sans qu’on prenne pour lui la plume et qu’on lui donne la parole. Teddy, l’alter ego dépourvu de facultés humaines, s’il est vrai que l’unique privilège de Sapiens soit de parler. Alors, dans un effort multiple et d’apparence aléatoire, le narrateur, le scribe d’une petite enfance déjà inquiète mais formidablement heureuse parce que lestée d’une charge d’amour sans laquelle je ne suis rien qu’une âme errante, un Melmoth orphelin du passé, donc sans avenir, se lance dans une frénétique recherche de lui-même par Teddy interposé et le fait en deux mouvements dont le premier, il fallait s’y attendre, est celui du rêve et le second celui de la mémoire.

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Cette balade croise et salue, chemin faisant, bien des figures connues de la philosophie, des lettres et des arts (comme le fait Dante descendant aux Enfers), surtout des explorateurs des marges et de l’intranquillité, Borges, Bachelard, Barthes, Artaud, Beckett, Celan, dix autres, que l’auteur connaît intimement car il a tout lu. Métaphysique, cette revue de penseurs et de textes dont la prédilection a été de reconnaître les confins ménage une place de choix à des plasticiens de l’Art brut, hantés par la perte, la désespérance et la mort (la mélodie diffuse des voix perdues de la Shoah habite ces pages denses et tourmentées). On est donc tout près de la folie en courant le long de ces « sentiers qui bifurquent » vers le no man’s land de l’ignorance rédhibitoire en matière de connaissance de soi, tout près de cette perte totale d’un moi solide que tous les explorateurs des limites ont redoutée.

Mais l’auteur est praticien de la Kabbale et de l’art du questionnement infini. Plus de la moitié de son intelligence se consacre à essayer de comprendre ce qu’il lit, ce qu’il voit, ce qui lui arrive. Son attirance pour les gouffres de l’hébétude (où peut-être se complaît Teddy dans une hibernation factice) est combattue, débordée, vaincue par une rationalité dominante, qui dissout les monstres. Aussi, bien que le dévoilement des arcanes de la pensée nocturne de Teddy ne puisse aboutir à aucune révélation, ce texte agnostique conclut-il, en son quatrième et dernier mouvement, à une issue paradoxalement apaisante : l’acceptation de la mélancolie comme aboutissement provisoire de la quête d’une réponse au malheur.

Contemplant son être dévasté mais sauvé des eaux du non-sens radical par la lucidité, le nostalgique des anciens bonheurs d’une marionnette qui n’est qu’un témoin obscur et muet de son histoire intime, l’auteur se penche sur le fameux tableau de Dürer, qui apparaît alors au lecteur comme une représentation génialement prémonitoire, dans son désordre étouffant mais parfaitement contrôlé, de l’appartement envahi d’objets improbables et de livres pour initiés qui est celui-là même où l’auteur Allen S. Weiss a fait son nid. Il y subsiste et y travaille, semble-t-il, en « Chevalier de la Mérencolie », tel le presque roi déchu Charles d’Orléans, poète sublime dans ses derniers rondeaux de la jouissance de vivre encore et de la tristesse des choses irrémédiables. La richesse de ce livre court et merveilleux est telle qu’on arrive mal à croire que le compagnonnage original et troublant avec Teddy puisse rencontrer sa fin au bout de deux volumes seulement. Les voies de la création sont impénétrables mais l’ourson renfrogné et mutique mérite une saga, à n’en pas douter, car l’autobiographie affective, esthétique et intellectuelle de son scribe paraît largement inachevée.