Un destin au fusain

Le dessinateur Edmond Baudoin revient sur les événements qui ont marqué sa vie, depuis l’enfance aux côtés de son frère adoré jusqu’à son entrée, tardive, à quarante ans, dans le monde de la bande dessinée. Un livre tout d’amour et de tendresse partagés.

Edmond Baudoin | Une pincée de confettis. Les éditions du Sonneur, 144 p., 16 €

Il est des signes avant-coureurs qui ne trompent pas, la douceur du livre quand on caresse sa couverture, l’odeur de l’encre encore fraîche, comme un rêve au réveil, et puis ce tout petit titre, « Une pincée de confettis », que l’on prononce bouche fermée, bon comme un bonbon. Pas de doute ! C’est l’enfance continuée, ou recommencée, à volonté, le destin déjà contenu dans une image, comme dessin dans une bulle : « Le temps de gestation se termine le dernier jour pour les humains. Et comme dans le temps où nous étions dans le ventre de la mère, au cours de l’existence, les moindres bruits influencent le fœtus que nous sommes restés, ces bruits s’inscrivent en nous définitivement, ils nous font aller de-ci, de-là, nous construisent et nous déconstruisent et puis s’en vont, au-delà de nous. »

On dirait bien que les fées se sont penchées sur le berceau d’Edmond Baudoin, lui ont donné les deux lettres de sa noblesse à venir, ce qui deviendra, tardivement mais infailliblement, son seul et vrai métier : Baudoin dessinera ou ne vivra pas, sera prince de la BD ou ne sera pas. Pêle-mêle : Les sentiers cimentés, Couma acò, Terrains vagues, Salade niçoise, Éloge de l’impuissance, la liste serait trop longue de cette œuvre aux contours autographiques revendiqués, le trait vif et le caractère bien trempé.  

Une pincée de confettis commence par l’évocation de Piero, le frère adoré, de dix-huit mois son cadet, Piero avec qui Edmond partage son goût pour le dessin, Piero qu’il protège d’une bronchite chronique, Piero qu’il aime au point de faire corps avec lui : « Il arrive, quand un microbe – même « gentil » – a trouvé refuge chez Piero, que le catarrhe envahisse ses bronches, alors la toux le réveille.

Dans ce cas, en chien de fusil, dans son dos, je l’enlace, mets les mains sur sa poitrine et en silence, je lui dis :

– Piero, tu vois, mes poumons touchent les tiens, on est collés, alors c’est facile, tu fais entrer ta maladie dans ma poitrine. Je suis fort, je vais la tuer.

Je n’ai pas réussi, mais un peu de Piero s’est infiltré en moi, un peu de moi en lui. » L’album Piero (Gallimard, 2011) racontera avec tact cette tendre fusion.

Edmond Baudoin, Une pincée de confettis
Edmond Baudoin (2011) © CC BY-SA 4.0/Thomas Salva/WikiCommons

Le destin trace alors sa route, vie sinueuse, bosselée, accidentée, et cependant jamais malheureuse. Il y a l’histoire des deux gifles, une parce qu’il n’a pas dit bonjour à Antoine, un paysan qui revient de son jardin, la seconde que lui administre son prof de géo : il avoue qu’il n’a pas appris sa leçon. Mais il l’a retenue : désormais, il dira bonjour à tout le monde dans la rue et… il mentira sans vergogne. Il y a aussi Baudoin le militaire, qui refuse de violer une pauvre fille que des appelés ont introduite dans la caserne : Edmond, avec l’aide d’un des ses camarades de chambrée, la rhabille et lui fait faire le mur « dans l’autre sens ». Il y a encore Kamel, un jeune ouvrier qui se meurt sur un chantier et qu’Edmond transporte dans sa caisse, au mépris de toutes les règles ; Kamel s’en sortira miraculeusement et viendra avec Youssef cogner à la porte de la famille Baudoin le soir de Noël : ils sont venus « les bras chargés de boîtes de toutes les couleurs », en signe de reconnaissance éternelle.

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On pourrait égrener comme ça toutes les aventures et autres accidents que le livre contient, tous les carrefours que l’auteur traverse, sans trop regarder ni sur sa droite ni sur sa gauche. Encore que, pour la gauche, il faut bien lui avouer… un penchant certain. Car Baudoin est un communiste dans l’âme, un altruiste généreux, un humaniste comme il ne s’en rencontre plus guère. Il prend parti et il prend des risques, c’est sa façon d’être toujours aux côtés du plus faible (le petit frère ?), de tisser des liens aussi. Baudoin écrit d’ailleurs comme il a vécu, vit : « C’est mon but avec ce livre, essayer de démontrer que tout est lié. » Et on le croit volontiers. 

Telle fraternité de Baudoin s’aperçoit jusque dans les histoires d’amour qu’il a tissées tout au long de sa vie. Ses portraits de femmes aimées sont beaux comme des Botticelli. Véronique, qui l’initie « doucement, doucement, doucement » à la géométrie des corps ; Jeanine, dont « la bouche a bon goût » ; Étoile des neiges, qui fait une courte mais suave apparition du côté de Neuchâtel, en Suisse. Et Jeanine à nouveau, et les enfants qui naissent, naîtront, et Béatrice et, et… On dirait que l’amour, chez Baudoin, est un sentiment qui se partage, au bon sens, et dans les deux sens du terme : « Mon existence est une ronde, une danse où l’on change de partenaire sans le perdre. »

Edmond Baudoin, Une pincée de confettis
« Une pincée de confettis », Edmond Baudoin ©

À force de suivre l’auteur dans ses pérégrinations, on en finirait presque par oublier le but de sa vie, le destin contenu dans l’image, les deux consonnes qui résonnent dans son nom. Mais c’est peut-être parce que destin et dessin n’ont jamais fait qu’un chez Baudoin, que ses rêves ont fusionné avec le fusain, même quand il ne dessinait pas, ou pas encore. Car c’est vrai, Momon – entendez : Edmond – est entré tard dans le monde de la bande dessinée, la faute à un métier qui l’empêchait (chef-comptable dans un palace à Nice !), et grâce à un comédien rencontré dans un café de Nice : « – T’es jeune, t’as trente ans tu m’as dit. Qu’est-ce qui t’empêche d’aller dans ton rêve ?

– Rien et beaucoup. J’ai deux enfants, il faut qu’ils mangent. Je ne crois pas qu’on va rémunérer mes délires dessinés, pas tout de suite en tout cas.

– Tes enfants ont besoin d’un père qui va dans sa vérité, la comptabilité c’est pas ton chemin. » Ouvrez le ban. 

La suite sera semée de quelques embûches, dont une scène de moqueries, voire d’humiliation, dans les bureaux d’Actuel, mais l’horizon s’éclaircira progressivement, au fusain, noir quoique jamais sombre. Baudoin va se fondre, enfin, dans ses BD : « À force de côtoyer le monde de la bande dessinée qu’on dit « alternative », je finis par rencontrer Shlingo, Golo et Frank, ils deviennent mes amis. Lors d’un voyage dans la capitale, Frank m’invite à le suivre :

– Il y en a un qui acceptera ce que tu fais, c’est Robial, le directeur des éditions Futuropolis, je t’y emmène… Robial me dit oui. »

Qu’il y ait un zeste de mélancolie dans cette pincée de confettis-souvenirs, voilà qui n’a rien que de très normal. Mais Baudoin vit comme il a toujours dessiné, et aimé : avec force et délicatesse. Et ce n’est pas le face-à-face avec Frida Kahlo, dans une belle suite de portraits charbonnés, vers la fin du livre, qui démentira cette impression. Comme si l’auteur de Piero retrouvait, dans son « regard de Sphinx », des raisons de dessiner. Comme si l’enfance était encore et toujours là, à portée de main, envers et contre tout : « Nous sommes des enfants, nous ne pouvons pas nous empêcher de boire et reboire des boissons sucrées pour ensuite pleurer d’avoir mal au ventre. » Bon comme Momon…

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