L’atelier d’Orhan Pamuk

Entrer à ce point dans l’intimité d’un auteur est une chose assez rare. L’ouvrage d’Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, en donne vraiment l’occasion. Le Prix Nobel, originaire de Turquie, pensait, dans sa jeunesse devenir peintre ; puis la vocation littéraire – aux alentours de vingt-deux ans – avait effacé la précédente. Mais, en 2008, l’écrivain fait l’acquisition « de deux grands sacs pleins de crayons et de pinceaux » : le peintre « n’était pas mort » mais « il avait peur, il était très timide ». Aussi va-t-il dessiner discrètement sur des carnets pour que personne ne voie ses œuvres. Cette habitude va devenir un véritable besoin. L’ouvrage présente 370 pages illustrées des carnets, qui ne vont pas manquer de satisfaire les lecteurs de Pamuk. Ceux-ci vont entrer dans l’atelier d’un écrivain maniant des couleurs qui éclairent l’acte créateur.


Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin. Trad. du turc par Julien Lapeyre de Cabanes. Gallimard, 396 p., 39,50 €


Une table à dessin a été installée à côté du bureau sur lequel Pamuk écrit. L’envie de dessiner monte souvent en lui comme un « désir sexuel » qui le fait se « ruer » sur les crayons. Il faut dire que, parfois, il écrit de 8h à 20h, déplorant cependant de ne pas avoir travaillé « correctement » de 14h à 18h ! Il constate : « À la fin je travaille mal parce que j’enrage de mal travailler ». Il s’interroge : « Je travaille sans arrêt. Étrange. Comme si j’avais quelque chose à prouver ». En 2010, mécontent de lui, il s’impose « une loi martiale » : interdiction de quitter sa chaise ! Le désir d’écrire est en réalité le besoin « de fuir ce monde-ci pour entrer dans l’autre, merveilleux, du roman ».

Souvenirs des montagnes au loin : l'atelier d'Orhan Pamuk

Orhan Pamuk (2014) © Jean-Luc Bertini

Les dessins, en pleine page ou dans de petits encadrés, « mélange de peintres chinois et d’impressionnisme », gardent aussi quelque chose de l’inspiration pointilliste de Seurat – que l’écrivain dit avoir dépassé car « le pointilliste craintif […] se disperse ». Matisse n’est pas loin non plus. Pamuk utilise des crayons, de la peinture acrylique et des pastels à l’huile. Exagérément critique, il déclare : « Je ne crois pas que ce que je dessine dans mon carnet soit beau. Je procède par petits détails ». Ce qu’il voudrait, c’est se glisser « secrètement » dans l’image. Incontestablement, romans et dessins favorisent l’évasion.

Ces dessins sont étroitement associés à des textes, parfois très longs. L’écriture, de couleurs diverses, peut encadrer l’image mais aussi la recouvrir en lignes serrées. Le texte fait ainsi partie du dessin comme le dessin s’immisce dans l’écrit. Le propos est des plus variés puisqu’il va de la simple remarque sur le quotidien – voyages, restaurants, rencontres, soucis de santé, insomnie – jusqu’au souvenir d’enfance et au poème en prose. Pamuk évoque aussi ses lectures : c’est Tolstoï qu’il admire le plus, mais il s’identifie à Rousseau. L’ouvrage ne suit pas la chronologie, ce qui n’était pas nécessaire car l’auteur explique qu’il a dessiné, parfois des années plus tard, une page écrite, et qu’à l’inverse il a écrit sur un dessin longtemps après l’avoir conçu. « J’ai là un monde à moi » car « j’y suis le plus libre ». Le classement des pages s’est effectué « en fonction du SENTIMENT ».

L’ouvrage est un véritable carnet de voyage intérieur qui commence par un cauchemar récurrent : « les montagnes escarpées, la pente, le nid d’un oiseau énorme, mon désir de voir le SENS s’élever dans le ciel, au-dessus de ma tombe toute fraîche ». Et des mots pleuvent du ciel. Un petit poème se tient dans le coin droit : « SOLEIL NOIR sombre soleil de la mélancolie et du chagrin ». On voit une montagne qui descend dans la mer, avec, en face, une haute tour, en ruine. Les croquis colorés, ainsi que les textes, expriment souvent la peur, l’anxiété et l’angoisse. « Il est beau d’être au monde, mais un malheur rôde dans mon âme. »

Souvenirs des montagnes au loin : l'atelier d'Orhan Pamuk

© 2022, Orhan Pamuk, tous droits réservés

Avec cette nouvelle habitude de dessiner des carnets entiers, Pamuk « se sentait un peu coupable » car « c’était la preuve que les mots ne suffisaient pas ». Il conclut pourtant : « Ces tiraillements ne m’ont pas freiné ». Il ajoute qu’il prend plaisir à « croquer » ce qu’il voit, tout en affirmant : « Je dois écrire tout mon bonheur de caviarder un dessin avec du texte ». Les dessins de paysages dominent l’ensemble, d’où le titre « Les montagnes au loin ». Pour l’écrivain, « Le PAYSAGE est la base de tout ». La vue d’Istanbul « superbe, m’appelle au respect de l’univers ». Les paysages – reliefs, mer, îles, collines boisées – donnent un sentiment de confiance : « Dans un lieu en hauteur, la vue dégagée, rien autour, je suis en sécurité… » Sans toutefois oublier les dessins de bateaux qui mènent là « où la rêverie me transporte quand je déprime ».

Des voyages en Italie, en Inde, à Venise, au Caire, aux États-Unis, sont aussi l’occasion de belles réalisations ; et certains lieux – les forts d’Amber et de Jaigarh, dans le Rajasthan, la citadelle d’Urbino, le palais de Mantoue – suscitent « une fusion » entre romans à écrire et panoramas. Pamuk observe : « Les livres prennent vie sous mes yeux d’abord grâce à une image, une scène ». Il consacre aussi des dessins à Goa où il a habité. Il rêve de « pouvoir écrire un livre rien que sur les paysages ».

Istanbul, naturellement, occupe une place privilégiée, entre poésie et Histoire. Pamuk n’oublie pas de dessiner l’endroit où, en 2005, il fut jugé pour avoir osé parler du massacre des Arméniens. Il transpose les fleurs, les couleurs, les corneilles de Büyükada (une des îles des Princes en mer de Marmara) dans l’île imaginaire des Nuits de la peste. Dans ses carnets, Pamuk confie qu’il fait avec Istanbul ce que Thoreau a fait avec Walden.

Souvenirs des montagnes au loin : l'atelier d'Orhan Pamuk

© 2022, Orhan Pamuk, tous droits réservés

Le dessin est indispensable pour saisir la réalité et en garder la trace. Néanmoins, souvenir d’un paysage et rêve se mêlent aussi, se dit-il : « Je vis le présent comme si c’était du passé ». Ces carnets l’accompagnent « dans les salles d’attente, les trains, les métros, aux tables des cafés et restaurants ». S’il n’en avait pas eu le temps, de retour chez lui, il coloriait ses croquis comme quand il était enfant. Les dessins inspirent. En dessinant des branches, Pamuk espérait « que lettres et mots surgiraient ». Il admire William Blake qu’il considère comme « le plus grand de tous les écrivains du dessin », qui a su penser en même temps « le TEXTE et l’IMAGE ». Ce n’est pas un hasard s’il admire les artistes américains Raymond Pettibon et Cy Twombly. Il avoue : « La vie que je voudrais vivre = une vie de peintre. Mais voilà, ça n’a pas marché ! » Il aurait aimé peindre des tableaux « grands – nouveaux – étranges, fourmillant de détails, qui fassent comprendre et aimer leur vie aux Turcs ».

Les dessins expriment souvent le désir d’atteindre « un endroit inaccessible », « mystérieux », « jamais foulé, étranger ». C’est aussi un moyen de « mêler mon existence aux choses du monde » et « de faire entrer sa poésie dans ma vie quotidienne ». Le carnet est enfin la preuve d’une réelle joie de vivre qui surgit parfois : « Émotions, vertige, excitations, optimisme et désir d’écrire et de dessiner, voilà ce que j’entends par bonheur ».

Les romans et leur élaboration sont présents car l’écrivain « veut vivre en permanence avec ses personnages ». Il se demande comment installer la princesse sur l’île de Mingher tout en luttant contre l’angoisse qui « envahit » l’auteur des Nuits de la peste. Il remarque que ses dessins, « plus naïfs, plus légers, plus enfantins », sont en contradiction avec le roman, « dense, âpre, sombre ». Et les lourds soucis afférents à la réalisation du musée de l’Innocence, en lien avec l’ouvrage du même nom, « pourrissent » l’écriture du roman Cette chose étrange qui est en moi. Il juge un chapitre : « Trop didactique » ; « Manque de poésie », et conclut : « je redécouvre la difficulté d’écrire un roman ». Cependant, loin d’être un éternel insatisfait, Pamuk ne manque pas de mentionner qu’il a éprouvé du plaisir à relire certains passages. Il ne regrette pas des pages « trop naïves et idéalistes ». Son livre lui paraît même « magnifique, original ». L’écrivain encourage son personnage Mevlut à enlever la belle Rayiha car il tarde… et se dit à lui-même : « Courage Orhan » ! mais, à d’autres moments, il se dit : « patience, Orhan », « ouvre-toi Orhan » mais aussi « Orhan, calme-toi », « n’aie pas peur, Orhan », quand « il s’effondre ». Il finit par s’identifier complètement à son personnage ! Il se donne également des consignes : « FAIRE PARLER tout le monde – BEAUCOUP DE SONORITÉS – VOIR et RACONTER LES ACTIONS SIMULTANÉES DE CHACUN ». Toutefois, il reconnaît la difficulté qu’il ressent toujours « à traiter les sujets politiques ». Quoi qu’il en soit, écrire est avant tout un acte de confiance en soi : « On doit y croire, même quand on n’y croit pas ». « Écrire un roman, ça veut d’abord dire… l’aimer, savoir y mettre tout ce qu’on a vécu ». Alors qu’il termine le roman, sa compagne, Asli, lui suggère quelques modifications qu’il accepte… tout en se remettant à fumer !

Souvenirs des montagnes au loin : l'atelier d'Orhan Pamuk

© 2022, Orhan Pamuk, tous droits réservés

La beauté de la neige sur les coupoles d’Istanbul ne fait pas oublier « l’ambiance terrifiante façon tyrannie orwellienne » de la Turquie. Même Büyükada, déserte, lui « file le cafard ». Il constate qu’il éprouve de l’angoisse en relisant un entretien donné à Die Zeit à propos de Neige, « preuve limpide que la liberté d’expression n’a pas cours en Turquie ». En 2011, Pamuk est accusé, sur le site du journal conservateur Hürriyet, de « vendre sa patrie pour vendre ses livres ». Sur la toile, « les fasciste turcs » ne cessent de le critiquer ; Erdoğan le considère comme un terroriste. Il se rend compte que son obstination à fonder le musée de l’Innocence « cache un profond sentiment d’attachement à la Turquie, le désir de résister au temps, d’empêcher que l’on détruise mon foyer ». La nostalgie d’une enfance heureuse est d’ailleurs souvent présente, alors qu’il constate : « Je suis devenu un homme solitaire. Qui se promène sous escorte ». Une certaine misanthropie pointe : « Désir d’écrire des romans sans voir personne pendant des années » ainsi qu’une interrogation sur soi : « Chaque nouvelle disposition fait de moi un homme neuf. […] Je suis donc sans cesse un autre ».

Pamuk n’est pas vraiment un mondain car il s’ennuie vite et ressent à l’étranger « la solitude d’être turc », en dépit de son succès. Il se dit aussi « romantique irrécupérable ». Reste que sa passion pour les musées est permanente, de même que le plaisir qu’il prend à se baigner. Ces deux activités sont souveraines contre la dépression. Cet ouvrage attachant et sincère nous en dit beaucoup plus long sur Pamuk qu’une savante biographie. À propos du présent livre, l’écrivain se dit « que ce sera un très beau livre » puis, au vu de ces textes, il se « demande alors si cette publication est une bonne idée ». Asli lui a dit : « Ne publie pas de choses trop personnelles ». Il n’a pas du tout suivi cette recommandation.

« Vivre, c’est voir » ; « Une vie, c’est l’encre d’une série de dessins ». Pamuk est convaincu que « l’homme ne veut pas mourir parce qu’il est curieux de l’image à venir ». Il ajoute, catégorique : « L’homme veut voir toujours ; c’est pourquoi tous les dessins sont beaux ». Souvenirs des montagnes au loin en est peut-être une preuve. Mais, plus que tout, Orhan Pamuk apparaît, dans ses dessins et ses réflexions, comme un homme bon et timide, même s’il affirme : « L’écrivain doit être seul ».


EaN a rendu compte de Cette chose étrange en moi, La femme aux cheveux roux et Les nuits de la peste d’Orhan Pamuk.

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