Une histoire du sionisme

Comprendre la genèse du sionisme soulève une question : comment cette idéologie coloniale s’est-elle délestée de son histoire ? Sonia Dayan-Herzbrun, qui écrit dans les pages d’EaN, revient aux sources et montre, en s’appuyant sur des faits précis, l’origine européenne du sionisme. Une entreprise louable dans une époque qui cède trop aux simplifications sans nuances et oublie souvent des parts de notre histoire.

Sonia Dayan-Herzbrun | Le sionisme, une invention européenne. Genèse d’une idéologie. Lux, 128 p., 14 € 

Comment revenir aux faits quand les atrocités du XXe siècle saturent la mémoire collective, tétanisant la réflexion critique autour du sionisme ? Dans cet essai, Sonia Dayan-Herzbrun s’intéresse à la naissance du sionisme, idéologie aux origines de la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël en 1948, dans le sillage de la résolution 181 des Nations unies de 1947. Elle s’attache à mettre en évidence les racines chrétiennes et occidentales du sionisme. Proposant une relecture critique de l’histoire de ce mouvement, elle déconstruit le mythe de la tradition biblique sur laquelle le sionisme aurait poussé et rappelle le rôle de l’Europe dans son émergence. « Du Juif errant, Ashasverus », omniprésent dans l’imagerie médiévale pétrie de « judéophobie chrétienne » au philosémitisme biblique promu, notamment, par Oliver Cromwell dans l’Angleterre du XVIIe siècle, « le sionisme chrétien » conjugue, selon elle, une composante d’ordre « messianique » et le « colonialisme ».

Un messianisme audible dans l’un des discours de Benjamin Netanyahou, prononcé le 25 octobre 2023, quelques jours après le massacre du 7 octobre. Le Premier ministre y faisait référence au livre d’Isaïe, texte majeur de l’Ancien Testament, évoquant la déportation des Juifs à Babylone et la reconstruction du Temple de Jérusalem. Des mots qui font écho au texte de Sonia Dayan-Herzbrun tant cette « idéologie messianiste semble en voie de réalisation ».

À ce messianisme documenté, l’autrice ajoute l’autre composante du sionisme. La question coloniale serait selon elle indissociable du sionisme chrétien, l’aspect colonial du sionisme allant de pair avec le messianisme porté par cette idéologie. Un continuum rendu possible précisément par une instrumentalisation de la Bible dont les usages « juridiques » justifieraient la naissance de l’État d’Israël. Il s’agit d’une réécriture du passé dont on peut attribuer la paternité aux grandes puissances européennes du XIXe siècle. Sonia Dayan-Herzbrun rappelle ainsi que l’un des premiers centres de gravité du sionisme fut l’Angleterre, notamment celle de Lord Palmerston. « Alors Secrétaire aux affaires étrangères britannique », il plaidera, auprès de Constantinople, la cause des Juifs, mais surtout de « leur retour » en Palestine. L’examen des arguments brandis par Lord Palmerston est parlant. La richesse des Juifs d’Europe serait bénéfique à l’Empire ottoman, mais pas seulement. Une offrande, en d’autres termes, dont l’Angleterre compterait bien tirer des profits mercantiles à travers « un Commonwealth juif en Palestine ».

Des gardes d’honneur à côté du cercueil de Theodor Herzl en Israël (1949) © CC0/WikiCommons

L’idée, soufflée par lord Shaftesbury, philanthrope et évangéliste de l’Église d’Angleterre, rencontrerait dès lors les intérêts de la Couronne. Le capitalisme bat alors son plein et, comme il l’affirmera à la Chambre des communes en 1848, « l’Angleterre n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents ; elle n’a que des intérêts permanents ». C’est ainsi, selon l’autrice, que le projet sioniste s’est nourri des appétits impérialistes et géopolitiques des grandes puissances européennes. Avec pour conséquence la colonisation de la Palestine où s’entremêlent vision messianique, colonialisme et intérêts impérialistes ; la Palestine érigée en terre décrite comme « terra nullius ».

D’ailleurs, et c’est l’une des réussites de cette démonstration, Sonia Dayan-Herzbrun soulève le rôle de Theodor Herzl, pionnier du mouvement sioniste, qui achève une forme de syncrétisme entre sionisme chrétien et impérialisme. Herzl instrumentalisera la montée de l’antisémitisme dans cette Europe des nationalismes, vantant les bienfaits du projet colonial auprès des puissants soutiens européens indispensables pour donner corps au projet sioniste. Les termes de colonie et de colonisation ponctuent les déclarations de l’intellectuel, dont l’habileté consistera en la promesse d’une « nation moderne et occidentalisée » et juive.

Il faut alors y voir une adresse politique, puisque le sionisme propose une réponse européenne à la question tout aussi européenne de l’antisémitisme, tout comme il se complait dans le philosémitisme. Le sionisme politique incarné par la pensée de Herzl peut être vu comme une réponse aux obsessions européennes autour de « la question juive ». Il deviendrait une parade permettant d’évacuer « cette plèbe juive miséreuse », tout en contentant les « ambitions géopolitiques » des États impérialistes. L’antisémitisme en Europe devient un moyen de convaincre les puissants de la nécessité d’un foyer national juif, hors d’Europe mais intra-européen au sens politique et philosophique du terme.

À travers une relecture des fondements théologiques, politiques et historiques du sionisme, l’autrice montre en définitive, de façon limpide et précise, en quoi cette idéologie est avant tout le fruit d’une Europe chrétienne et impérialiste pétrie d’antisémitisme. Ce qui permet de repérer les mécanismes coloniaux à l’œuvre dans un Moyen-Orient ici replacé dans une perspective au long cours, mais aussi de comprendre ce qui se jouerait derrière le messianisme assumé du gouvernement israélien. 


Sonia Dayan-Herzbrun est membre du comité d’En attendant Nadeau.

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