Les mondes du Nord : le titre peut être trompeur, laissant croire que l’ouvrage ne porterait que sur les pays nordiques. Il n’en est rien car « Nord » est pris au sens large et englobe un vaste périmètre qui va de la Bretagne à la Finlande, sans oublier l’Irlande et l’Islande. Il s’agit de contrebalancer la vision classique qui regarde ce monde comme « périphérique » et de lui redonner l’importance culturelle qu’il mérite.
« Tout se passe comme si les peuples du Nord n’avaient accès à la « grande histoire » que lorsque certains de leurs représentants franchissaient le cinquantième parallèle de latitude nord. » À l’inverse, donc, la carte laisse à la marge le sud de l’Europe pour se consacrer à cet espace que bordent deux grandes mers, « deux autres Méditerranées » : la mer du Nord, avec la Manche, et la mer Baltique. À cette vaste étendue correspond une histoire longue. L’étude commence avec les lignées humaines fossiles, l’Homo sapiens n’arrivant que vers 21 000 av. J.-C., au gré de la fonte progressive des glaciers. Elle se clôt au XIIe siècle, au moment où les régions du Nord se mettent à ressembler aux autres parties de l’Europe : « même système de gouvernement, même paysage religieux, même culture latine, même façon d’écrire l’histoire des peuples et de leurs dirigeants ». C’est donc à une véritable traversée que nous invitent les auteurs, dans un monde changeant qui réserve bien des surprises.
En 2013, sur une plage du Norfolk, sont découvertes 152 traces de pas d’une famille qui est passée là il y a… 800 000 ans ! Il a donc fallu réviser les chronologies avec cette espèce humaine disparue, l’Homo antecessor, qui a vécu dans des conditions fort difficiles. En effet, dans la période des premières occupations humaines, on observe trois glaciations. Puis, vers -130 000, un réchauffement brutal provoque une montée des eaux dans un climat plus chaud qu’aujourd’hui. Un dernier refroidissement survient en -21 000. Les glaces arrivent à hauteur de la ville actuelle de Berlin. Un nouveau processus de réchauffement apparaît à partir de -16 000, aussi l’Homo sapiens accède-t-il davantage au Nord, de moins en moins inhospitalier, il y a un peu plus de 10 000 ans. Toutefois, la mer monte de 60 m par rapport à -21 000, et la Manche apparaît. Le cerf prend peu à peu la place du renne. Les chasseurs-cueilleurs de différentes cultures se succèdent. Les côtes de la Suède et de la Norvège se peuplent, de même que celles de l’Écosse. Le paysage des Nords est fort différent d’aujourd’hui. Les mers n’existent qu’en partie, tandis que d’immenses terres alors habitées, comme le Doggerland, sont aujourd’hui englouties. Ce n’est qu’à partir de -6 500 que la carte est globalement la nôtre.
Les auteurs ne cachent pas la complexité que les recherches récentes suscitent. Ainsi, dater la venue du néolithique n’est pas aisée, car elle est plurielle. Par exemple, la néolithisation pérenne arrive en Grande-Bretagne vers -4000 mais il y aurait eu un pré-néolithique, avec des indices de culture de céréales, vers -6 000, dans le Connemara, qui n’aurait pas eu de lendemain. La Bretagne armoricaine, que l’on croyait « en bout de route », montre des signes de néolithisation dès le début du Ve millénaire. Voilà qui remet en cause la vision d’une progression de l’agriculture de l’Orient vers l’Occident. Si le mégalithisme est bien « le trait d’union » qui relie les espaces de l’Europe du Nord-Ouest et du Nord, de la Bretagne à la Norvège, là encore les datations inversent le mouvement que l’on associait au phénomène : le grand menhir de Locmariaquer et ceux de Carnac auraient été les premiers édifiés, dès le milieu du Ve millénaire.
Plus tard, à l’âge du bronze, s’imposent les sociétés patriarcales, avec « les premiers guerriers en armes ». Tout n’est pas que violence : c’est en Scandinavie qu’a été mis au jour le plus ancien instrument de musique à vent en métal, à savoir une longue trompette appelée « lur ». C’est aussi le moment où des milliers de pictogrammes sont gravés, représentant hommes, bateaux, animaux marins et terrestres, riches d’enseignements symboliques. L’époque est « connectée », aussi les analyses ADN provoquent-elles quelques interrogations. Ainsi, au début du Ier millénaire, une vaste migration venue du continent aurait eu pour conséquence de remplacer près de 80 % de la population dans le sud de l’Angleterre et du Pays de Galles ! L’âge du fer amène « la question celte ». Certains chercheurs trouvent une origine et des points communs entre « les Celtes » ; d’autres, plus critiques, en viennent à considérer « la civilisation celte » comme inexistante ! Pourtant, au XXe siècle, cette notion fut largement utilisée pour forger « une identité aryenne ». En fait, les Celtes ne peuvent être totalement exclus des régions les plus septentrionales de l’Europe car c’est au Danemark que fut trouvé le vase de Gundestrup, splendidement ouvragé.

Après la domination romaine, du Ve au VIIe siècle, arrivent ce que l’on n’appelle plus guère « les invasions barbares ». L’ouvrage cherche à éclairer, en fonction des connaissances actuelles, ces « migrations ». Sans conteste, elles ont eu lieu mais avec des effets quelquefois contraires. Au Ve et au VIe siècle, les migrants venus de Germanie ou de Scandinavie, arrivant sur les côtes britanniques, font reculer la culture britto-romaine et le christianisme. En revanche, en Gaule, « les accommodements précocement conclus entre les Francs de Clovis et l’aristocratie gallo-romaine menée par les évêques » aboutissent à l’acculturation des envahisseurs.
À partir de la fin du Ve siècle, de nouveaux royaumes apparaissent autour de la mer du Nord et en Scandinavie. Au VIIe siècle, en Suède et en Norvège, sont édifiées de riches tombes aristocratiques. Les idées circulent et deviennent fondatrices : un savant anglo-saxon, Cathwulf, formé à l’école irlandaise, explique, dans une lettre à Charlemagne, que le souverain, voulu par Dieu, est responsable du bonheur et de la prospérité de son peuple. Cette manière d’exalter le roi tout en faisant peser sur lui une lourde responsabilité a contribué à former l’idéologie de la monarchie occidentale de droit divin. À l’époque carolingienne, ceci n’empêche pas que la conquête des terres saxonnes mobilise, pendant trente ans, la majorité des forces franques. La christianisation progresse, certes, mais en 782, à Verden, 4 500 combattants saxons sont décapités et des milliers de femmes et d’enfants déportés. La Saxe devenant carolingienne, les Francs deviennent voisins des Danois qui jouent la carte diplomatique en échangeant des ambassadeurs.
L’ouvrage n’oublie par l’Irlande, qui ne vit jamais les légions romaines. Paradoxalement, c’est au Ve siècle, au moment où l’Empire se rétracte, que les liens avec le continent s’accroissent et que le christianisme est adopté, non sans joutes oratoires entre saint Patrick et les druides. À la différence des autres peuples, les Irlandais mettent très tôt par écrit mythologie et récits héroïques. L’iconographie chrétienne épouse les magnifiques codes picturaux indigènes, faits d’entrelacs et de motifs animaliers. Chose rare, la langue irlandaise jouit d’une légitimité qui n’est accordée nulle part ailleurs en Occident aux langues « vulgaires », et, partant, elle coexiste avec le latin. Le monachisme et l’ascétisme sont prisés, de même que « la pénitence tarifée » à la suite d’un péché (VIe siècle) qui inspirera la réforme grégorienne de la confession (XIe-XIIe siècle). En 697, un moine du monastère d’Iona fait promulguer, par une assemblée de clercs et de rois, « la loi des Innocents » qui, en cas de guerre, limite la violence exercée contre les femmes, les enfants, les clercs et les paysans.
On imagine mal l’importance de la circulation des hommes et des objets à cette époque. À preuve, sur une petite île du lac Mälar, non loin de Stockholm, fut trouvée… une statue de Bouddha ! À partir du milieu du VIIIe siècle, les Scandinaves, que l’on appellera « Rous », s’engagent à l’intérieur des terres, sans doute pour chercher des fourrures. De ce nom découlera le mot « Russie ».
Arrivent ensuite ceux que l’on attendait : les terribles Vikings qui sèment la terreur car, comme l’évoque une chronique anglo-saxonne, ils sont précédés par « d’immenses éclairs » et par des « dragons de feu » volant dans les airs. Les agressions vikings sont vécues comme « un déchaînement de violence contre les églises, et, plus fondamentalement encore, contre le christianisme, un avertissement lancé par Dieu aux pécheurs pour qu’ils s’amendent ». Certains y voient même les signes avant-coureurs de l’Apocalypse. L’ouvrage va chercher par le menu, en dehors de toute dramatisation, à voir plus clair dans les âges vikings et leur diaspora. Cependant, que l’on se rassure, les auteurs ne cherchent pas à dédouaner les rudes pirates, auteurs de dommages considérables, en particulier en Irlande qui, à partir de 820, subit des assauts annuels. Après 830, ce sont des centaines de vaisseaux qui déferlent sur les côtes occidentales. En 844, après Toulouse, Lisbonne, Cadix et Séville sont saccagées.

Les sociétés scandinaves n’ont pas laissé de textes, aussi le phénomène viking est-il difficile à saisir. Ce qui peut être avancé, c’est que les Vikings n’ont fait qu’emprunter des routes commerciales déjà bien connues. L’affaiblissement de l’Empire carolingien sous Louis le Pieux a favorisé les assauts. On songe aussi au « voile de poussière », « l’hiver nucléaire » causé par des éruptions en 536, qui aurait profondément transformé les sociétés scandinaves qui seront alors dominées « par une élite guerrière, agressive et violente ». Une autre cause a pu jouer : la nécessité d’être riche pour épouser une ou plusieurs femmes dans cette société polygynique.
Si la « route de l’Est » permet de se rendre de la Baltique à l’Empire byzantin et au califat de Cordoue, la route de l’Ouest, inversement, explore l’Islande, île découverte par hasard, le Groenland, intéressant pour l’ivoire de morse, et le fameux « Vinland » où l’anse de Meadows, à Terre-Neuve, comprenait trois grandes halles et une forge, en 1020.
L’ouvrage étudie ensuite la progression de la christianisation et la naissance des États médiévaux « entre Angleterre et Germanie », pour se clore sur « la consolidation des monarchies chrétiennes. « Vers 1100, autour de la mer du Nord et de la mer Baltique, une Écosse, une Angleterre, une Flandre, une Hollande, un Danemark, une Norvège, une Suède, une Pologne deviennent réalité. » Le christianisme n’a plus de concurrent capable de rivaliser, d’où les premières croisades nordiques en Terre sainte. Le roi norvégien Sigurd Ier part avec sa flotte, en 1107, et arrive, après de multiples péripéties, en 1110 à Saint-Jean-d’Acre ! C’est aussi le temps où les peuples, comme le faisaient déjà les Irlandais et les habitants de Grande-Bretagne, se mettent à écrire leur histoire.
Les annexes du livre renseignent sur les dates des recherches archéologiques qui ont toujours des implications politiques. Ainsi, l’évêque suédois de Växjö, au concile de Bâle en 1434, demande la préséance car, au vu des trouvailles archéologiques, il est convaincu d’appartenir à la plus ancienne race d’Europe. D’autres annexes évoquent la variété des langues, le difficile problème des sources tardives et « les usages et mésusages des Nords anciens », dont évidemment le nazisme. Tolkien accusait Hitler d’avoir « à jamais maudit » l’héritage du Nord médiéval.
Cet ouvrage, par sa clarté et son érudition, transporte aisément le lecteur sur ces terres du Nord qui prennent une consistance et une réalité fortes. Les dernières recherches en archéologie et en biologie (ADN) réactivent des questions que l’on croyait réglées, montrant que l’Histoire est une discipline vraiment vivante. Ajoutons que des cartes et de très riches illustrations font apprécier ce qu’est « cette civilisation des Nords ».
