Grand d’Islande

Quand un jeune pêcheur de cabillaud de dix-sept ans, lecteur compulsif, écrit un premier poème publié aussitôt dans une revue littéraire, le rédacteur en chef le présente comme « un de ces hommes qui sont le printemps de l’Islande ». Mais le quotidien de cette île sombre que les vents furieux de l’Arctique cardent en tous sens, de ce pays sans arbres et presque sans terre qui a mis si longtemps à s’émanciper de la colonisation danoise puis de la présence pesante des G.Is, séquelle de la seconde guerre mondiale, est fait de plus d’hivers que de printemps. L’apprenti poète, malgré l’appui de sa mère, n’échappera pas à la tutelle de son père, l’égoïste capitaine courageux, et connaîtra le sort partagé par tant de garçons de son âge, périr dans l’océan noir auquel il ne faut que quelques minutes pour geler à cœur le matelot tombé, que la promptitude des secours a pourtant ramené sur la rive, en vain.


Jón Kalman Stefánsson, À la mesure de l’univers. Trad. de l’islandais par Éric Boury. Gallimard, 438 p., 22 €


La Destinée, la froideur des destinées individuelles (viols, alcoolisme, ruptures, perte des plus chers), la mort inéluctable ouvrant sur le néant plus que sur un dieu absenté du monde, le malheur piètent à tous les coins d’À la mesure de l’univers, de Jón Kalman Stefánsson, qui pourrait ne constituer qu’un vaste obituaire. Le mélange incessant des époques n’y fait-il pas, dans la mémoire de l’adulte qui se les remémore, depuis ses arrière grands-parents quasi mythiques jusqu’à aujourd’hui, périodiquement affleurer, à la tête de courts chapitres souvent fragmentés, bien plus de défunts que de vivants ?

Jón Kalman Stefánsson, À la mesure de l’univers, Gallimard

© Claude Belime

Dialogues de morts, entretiens posthumes : Ari, le personnage omniprésent, sinon principal, du livre, ne cesse de chercher un contact désormais impossible avec des êtres surgis du passé. Dans ce monde séquestré, taiseux, de la petite Islande pauvre, enserrée par les flots, vouée au poisson, il n’a pas su parler à ses proches en leur temps, celui où ils existaient comme créatures réelles et chaudes, et voilà qu’il les rejoint en spectres.

Revenu enfin de son exil danois volontaire (il avait plaqué sa femme pour en suivre une autre) dans le but de renouer avec son père mourant, il tente de rassembler les débris de son moi en se confrontant aux instants vécus par lui autrefois, ou par ceux qui l’ont précédé et qu’il n’a pas vraiment reconnus pour ce qu’ils étaient : le sel d’une terre brûlée par le sel de la mer. L’étrangeté absolue de ce texte ballotté entre jadis, naguère et aujourd’hui a ainsi quelque chose de constamment nostalgique et de poignant.

Ari, lui au moins nous le connaissons. C’était l’Ulysse vaincu, morfondu et coupable. Il retournait à la lande natale, à ce Keflavik d’insondable tristesse qui, à l’extrême sud-ouest de l’Islande et à une cinquantaine de kilomètres de la capitale, végète depuis que la base américaine a fermé au décours des années de l’après guerre marquées par les trafics en tout genre, l’ennui mortel des soldats étrangers et l’amour/haine des autochtones pour la culture yankee importée. Dans le premier volume de ce qui désormais nous apparaît comme un diptyque, D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, il recommençait dans le vieux pays une errance difficile, qui s’achève ici – peut-être car les épilogues de Jón Kalman Stefánsson paraissent toujours se perdre dans l’océan des possibles, s’y émietter comme l’Islande elle-même dans un environnement marin hostile.

Mais les autres, tous les autres ! Les romans de l’auteur, en particulier celui-ci, fourmillent de personnages généralement liés, comme semble l’être l’ensemble de cette société étroite (un peu moins de 350.000 habitants, dont plus de 100.000 à Reykjavik), par d’obscures relations de parenté proche ou lointaine, et par de puissantes habitudes collectives dont la passion pour les livres et pour la culture, héritière du somptueux passé des sagas, n’est pas la moins singulière.

Jón Kalman Stefánsson, À la mesure de l’univers, Gallimard

Jón Kalman Stefánsson © Einar Falur Ingolfsson

Dans ce fourmillement « à la mesure de l’univers », les individualités éclatent comme des joyaux. L’empathie de l’auteur pour ses créatures est telle qu’aucune d’entre elles n’est laissée pour compte du récit : toutes jouissent d’une dignité égale et les morts en particulier, tels ceux de la nékuia d’Homère, ayant lapé le sang de la prose, brillent un long temps en supernovae ardentes. Mais on dirait aussi bien qu’elles se dissolvent bientôt dans une matière littéraire intégrante qu’homogénéise une voix unique.

Cette voix n’est pas celle d’Ari, qui ne maîtrise en rien son histoire et n’est vu qu’à distance, précisément perdu tantôt dans le flux de péripéties anciennes et présentes qui le submergent, tantôt ramené par une vague de souvenirs au premier plan de l’aventure d’une vie personnelle rigoureusement prise dans la gangue de la destinée commune (et universelle), celle de tout un peuple.

Le roman émane de cette voix mais l’entité qui l’émet demeure invisible. Le narrateur reste caché, point du tout séparé cependant du monde complexe qu’il anime. D’Ari ce pourrait être le compagnon. Ce fut sans doute l’ami. Peut-être est-il l’un des garçons amoureux et frustrés dont les débuts dans l’existence, même si leurs aspirations sont tout autres et vont, par exemple, vers la littérature, se confondent avec l’usine de dépeçage, salage et conditionnement du poisson dans laquelle ils triment en reluquant les filles alpaguées par des soldats américains interchangeables et ivres. D’ailleurs ivres, ils le sont eux aussi – on boit beaucoup dans ce pays où souvent le ciel manque, mais parfois aussi il resplendit quand le directeur d’école féru d’astronomie explique les constellations à celle qui longtemps sera sa maîtresse secrète.

Pourtant il est trop simple, dans un livre d’une limpidité aussi savante, d’assimiler la voix narrative à celle d’un témoin direct, la splendide coda nous suggérant plutôt que, à la manière d’un conte magique aux racines plongeant dans l’animisme viking primitif, le récit n’est maçonné, au mitan de ce pays de neige, que par la neige elle-même, scintillante et pulvérulente narratrice. Ai-je donné l’impression qu’À la mesure de l’univers était un tissu d’histoires lugubres, un chapelet de boules de neige durcie et blessante comme un poing fermé ? Si tel est le cas, quelle faute ! Ce roman bouillonne, au contraire, d’images d’un bonheur suffocant associé à l’amour charnel, seule source de joie sans mélange même si les vies de ceux qui ont vécu ces amours dans l’intensité du désir partagé finissent comme toute vie dans la décrépitude, la maladie et l’absence.

Jón Kalman Stefánsson, À la mesure de l’univers, Gallimard

© Claude Belime

Même si, pour le féministe convaincu qu’est Jón Kalman Stefánsson, ce sont surtout les femmes (ses plus beaux personnages) qui portent mieux que les hommes, parfois pervers, souvent ivrognes, toujours faibles sous leurs biceps de plomb, la corne d’abondance chargée de joies. Mais aucun doute ne subsiste : toutes les vies valaient la peine d’être vécues, surtout celles où la lâcheté suprême, celle qui consiste à n’être pas allé au bout de ses songes, a finalement été surmontée.

Et il faut en revenir à Dickens, que j’ai à plusieurs reprises convoqué en essayant, à propos des autres livres traduits de Jón Kalman Stefánsson, de rendre un compte honnête de cet écrivain exceptionnel. Il y a de l’optimisme chez l’auteur de ce maître livre, tout comme chez le monumental anglais dont ni les Pickwick papers ni David Copperfield n’ont perdu une once de leur génie. Mais le sentimentalisme de Dickens (haro ! sur qui n’a pas pleuré au portrait de Miss Betsey Trottwood, ou à la lecture d’A Christmas Carol !) s’ancrait en évangélisme respectable et naïf. Sur Jón Kalman Stefánsson en revanche, nourri de Bible mais aussi de scepticisme, l’ombre de Proust est passée, souveraine. Son optimisme à lui se fonde en splendeur poétique.

Il faut écrire (comme il le fait) afin que soit retrouvé le Temps, qui, sans cela, fuit irréparable : « Pendant des siècles, écrit-il en page 151 de son livre, les gens ont écrit des poèmes ici, loin au nord de l’Atlantique… (…). Ils ont composé des poèmes comme s’il en allait de leur santé mentale, comme si c’était une question de vie ou de mort, ou à tout le moins de dignité. » De ces anonymes, de ces valeureux ancêtres frères en écriture, s’affirmer avec une aisance si aérienne le digne descendant, eh bien ! ça n’est pas rien.

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