En partenariat avec les Rencontres Littéraires Internationales Meeting, organisées à Saint-Nazaire du 20 au 23 novembre 2025, sur le thème « Au fond de nous l’enfance », nous publions un extrait du recueil édité par la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs. Nous avons choisi le récit du grand écrivain hongrois György Dragomán, dans lequel il revient sur son expérience de l’école sous la dictature de Ceaușescu en Transylvanie, et sur la manière dont elle a influencé sa vocation d’écrivain.
Je me souviens avec précision du moment où ce que l’on appelle l’enfance insouciante a pris fin pour moi : j’avais quatre ans, mon père m’a pris par la main pour m’emmener à l’école maternelle. C’était un grand événement, car nous avions très rarement l’occasion d’aller quelque part tous les deux, je revois avec une grande netteté la scène : je suis petit, je prends la main de mon père, elle est large et puissante, ses doigts sont rugueux à force de serrer sa pince de dentiste, je ne veux pas y aller avec lui, et je ne veux pas aller à la maternelle, mais je sais que je dois le faire, si c’est mon père qui m’accompagne, je n’ai pas le choix. Nous sommes en septembre 1977, la scène se déroule à Marosvásárhely, en Transylvanie, Roumanie, pendant la période la plus dure de la dictature, j’aurais dû aller à la maternelle dès l’année précédente, mais un an plus tôt, quand ma mère m’avait accompagné, j’avais fait un énorme scandale, devant tout le monde j’avais hurlé, hors de moi, empruntant à mon père l’une des formules qu’il utilisait quand il était en colère : « je vais botter le cul de la maitresse jusqu’à la faire décoller », ma mère était à la fois terriblement honteuse, et mortellement désolée pour moi, si bien qu’elle m’avait ramené et que j’avais pu rester à la maison une année de plus.
Je ne veux toujours pas aller à la maternelle, mais mon père me dit que je suis obligé, j’ai beau le supplier, me rebeller, il ne m’accorde qu’une petite faveur, au lieu de prendre le chemin direct, nous faisons un détour par l’allée qui longe le ruisseau ; les feuilles des peupliers ont commencé à tomber, c’est l’une de mes promenades d’automne préférées, je piétine les feuilles, qui craquent et crissent sous mes chaussures, mais cela ne me procure pas du tout le même plaisir que d’habitude. Mon père me serre la main comme s’il craignait que je m’échappe, l’idée de m’enfuir me traverse l’esprit, mais c’est alors qu’il me dit : écoute-moi, j’ai quelque chose de très important à te dire.
Je hoche la tête, je me mords la lèvre, je ne piétine plus les feuilles, je regarde les grands carrés de béton de l’allée, je fais bien attention à ne pas marcher sur les lignes, je sais que si on marche sur une ligne il nous arrive un malheur dans la journée. Mon père me dit, pas d’histoire, inutile d’essayer de résister, à partir de maintenant je dois aller à la maternelle, comme les autres enfants, et à ce sujet il y a deux règles qu’il faut connaître, et je dois les retenir toutes les deux. La première règle, c’est que tout ce qu’on va m’apprendre à l’école n’est que mensonge, et je ne dois rien croire de tout ce que je vais entendre, la seconde règle, c’est que je ne dois répéter à personne ce qui se dit à la maison, parce que si jamais je le fais, nous tous, toute la famille aura de gros problèmes. Tu as compris ? Je fais oui de la tête, mais cela ne suffit pas à mon père, qui me repose la question, je réponds à voix basse que oui, j’ai compris, mais cela ne suffit toujours pas à mon père, qui me dit, retiens bien ceci : si jamais tu enfreins ces règles, ton papa et ta maman iront en prison, et toi en maison de correction, il prononce cette phrase comme s’il ne s’agissait pas de nous, et moi, je répète les mots comme si je récitais une comptine, comme si cela ne nous concernait pas, « ton père et ta mère en prison, et toi en maison de correction », mais j’accepte les faits tels qu’ils sont, et je les considère tout de suite comme une vérité intangible et indiscutable, une loi, et je décide de vivre en me conformant à cette loi.

La réalité se scinde en deux dans ma tête, d’un côté, il y a le monde de la vérité intérieure secrète, de l’autre, le monde extérieur du mensonge. Nous arrivons à l’école, je rassemble mes forces, je ne pleure pas, je ne fais pas de cirque, tout le monde est gentil avec moi, et moi je suis gentil avec tout le monde, mais au fond de moi je sais que tout n’est que mensonge, tout le monde ment, moi aussi je mens, je regarde les autres enfants et je me demande s’ils sont au courant, si leur père leur a révélé cette grande vérité, mais très vite je décrète que non, certainement pas, et à partir de cet instant, je les méprise, et je les plains un peu. À partir de cet instant, je ne suis plus un enfant. Ou plus vraiment. Ou plus comme les autres enfants.
Un jour, il serait intéressant d’analyser de façon plus approfondie ce geste fort de parentification, ce sévère et cruel jeu initiatique que mon père avait instauré, avec le temps, lorsque j’évoque cet instant, ce qui me frappe le plus c’est à quel point il me paraissait évident que tout était comme mon père le disait, que tout serait comme mon père l’avait dit.
Il ne parlait pas en l’air, car il vivait alors des moments difficiles, il s’était impliqué indirectement dans un mouvement organisé autour d’une lettre ouverte sur les droits des minorités, si bien que la fameuse police secrète, la Securitate, lui était tombée dessus, plusieurs perquisitions avaient eu lieu chez nous, il avait été arrêté, interrogé, relâché, puis à nouveau arrêté, sa démarche était compréhensible, il voulait me protéger de quelque chose dont lui-même ne pouvait se protéger, le problème c’est qu’en agissant ainsi il m’avait traumatisé.
Cette nouvelle loi a eu deux conséquences importantes sur ma vie d’écrivain. J’ai commencé à développer un réflexe d’auto-surveillance, je vérifiais sans arrêt si je me comportais comme il fallait, je contrôlais ce que je disais, et j’essayais de comprendre en quoi ce que les autres disaient était un mensonge. Je me suis mis à m’observer et à observer les autres de l’extérieur, et sans doute est-ce pour cela que je me souviens davantage de mon enfance que la plupart des gens, non pas que je me souvienne de chaque instant, mais j’ai de nombreux souvenirs intenses et précis, dont certains remontent à des faits qui se sont déroulés lorsque j’avais deux ans ou un an et demi. Cette façon de m’observer a modifié mon rapport à la mémoire, et j’ai conservé certains souvenirs de ma petite enfance dont la majorité des enfants se libèrent.
Par la suite, je me suis mis à considérer cette situation comme un immense jeu collectif. Au départ, je pensais que les autres connaissaient certainement ces règles, mais que, tout comme moi, ils ne pouvaient pas en parler, mais j’ai acquis la conviction que nous jouions tous ensemble à un jeu très dangereux et très complexe, dont en réalité nous ne connaissions pas les règles. En revanche, nous savions que les enfreindre avait des conséquences dramatiques pour chacun d’entre nous.
J’acceptais cet état de fait, que je jugeais normal, voire évident. La seule façon pour moi de comprendre le fonctionnement irrationnel de la violence de la dictature était de m’appuyer sur l’irrationalité de l’enfance.
Cela ne m’a pas empêché d’avoir une enfance relativement heureuse, mes parents m’aimaient, ils s’occupaient de moi, me lisaient des histoires, m’emmenaient au théâtre et au cinéma, m’éduquaient du mieux qu’ils pouvaient, le monde dans lequel j’ai grandi était tout à fait exaltant, dès l’âge de sept ans, je pouvais, comme les autres enfants, flâner librement dans les rues à travers la ville, depuis les bords de la rivière, de l’autre côté de la ville, jusqu’à l’immense forêt qui démarrait au sommet de la colline derrière notre bloc d’immeubles, et je pouvais m’aventurer partout, du marché aux puces jusqu’à la grand-place en passant par les sept cinémas, les piscines, le château, les cimetières, le zoo, toute la ville nous appartenait, avec mon regard d’aujourd’hui, je peux dire que je jouissais d’une liberté quasiment inimaginable. De l’automne jusqu’au printemps à vélo ou à pied, en hiver en patins à glace ou en traineau, nous formions des bandes et jouions presque sans arrêt à la guerre, les cratères creusés sur les chantiers de construction des nouvelles cités offraient de parfaits terrains de combat, tout comme les immenses champs de maïs et de blé autour des coopératives agricoles, les bois autour du zoo, ou bien encore les ruines de l’ancienne briquèterie, qui, en 1944 – mais en tant qu’enfant je ne le savais pas encore – abritait le Ghetto.
J’ai commencé à écrire à l’âge de treize ans. Ma première nouvelle, rédigée en un seul après-midi, a eu sur moi un effet cathartique et j’ai tout de suite su que j’aimerais devenir écrivain. L’expérience de voir sur une page blanche quelque chose émerger de rien a déterminé mon choix : c’est cela que voulais faire de ma vie. Ce premier texte parlait de l’assassinat d’un dictateur érigé au rang d’un dieu : j’avais visualisé avec une grande netteté et intensité le moment où mon héros lui tirait une balle dans la tête, et c’est cette scène que j’avais décrite. J’ai montré mon texte à mon père (il était dentiste, mais avait publié une dizaine de nouvelles), il l’avait lu avec sérieux et une grande attention, puis m’avait dit que, d’après ce qu’il voyait, j’avais beaucoup de talent, et que je devais poursuivre si j’en avais la force, en revanche, je ne devais montrer ce texte à personne, quant à le publier, il ne fallait même pas y songer, car pour toute personne qui le lirait, l’identité du personnage dont j’avais imaginé la mort ne ferait aucun doute. En écrivant mon texte, à aucun moment je n’avais pensé à notre situation, et je n’étais pas du tout conscient d’avoir imaginé la mort de notre petit dictateur à nous, mais j’ai donné raison à mon père, et, en dehors de ma mère, je n’ai montré ce texte à personne.

Sans doute grâce à l’écriture, mon père m’a rapidement trouvé assez mature pour commencer à me préparer à ce qui m’attendrait quand la police secrète viendrait m’interpeller moi aussi. Un dimanche après-midi, il m’a dit, un peu gêné, qu’il aimerait discuter avec moi de quelque chose de très important. Cela m’a mis, moi aussi, mal à l’aise, car j’ai cru qu’il s’apprêtait à accomplir le difficile et obligatoire (et jusqu’ici totalement inutile) devoir de m’éclairer sur la sexualité, mais il est vite apparu qu’il s’agissait de bien autre chose. Il m’a dit que j’allais bientôt être assez grand pour qu’ils s’en prennent à moi aussi, ils allaient me menacer, exercer du chantage sur moi, essayer de m’enrôler, du moins tout faire, je pouvais le croire, pour que je ne puisse y échapper, ça arrive à tout le monde, ça m’arrivera à moi aussi, c’est important que je m’y prépare, c’est important que je sache en gros ce qui va se passer pour pouvoir gérer au mieux la situation. Nous avons alors commencé à nous entraîner à la pratique de l’interrogatoire, mon père a essayé, en s’appuyant sur son expérience, de m’enseigner ce que je devais savoir pour pouvoir, le moment venu, dire non.
Finalement, l’occasion de mettre en pratique la technique enseignée par mon père ne s’est jamais présentée, car nous avons émigré en Hongrie, et la dictature a pris fin, mais de façon paradoxale, grâce à mon père, j’ai pu vivre l’expérience de l’interrogatoire. Je n’ai jamais rencontré d’officier interrogateur, j’ai eu seulement affaire à mon père jouant à l’officier interrogateur, mais sur bien des points, c’était beaucoup plus effrayant qu’un véritable interrogatoire. Mon père ne voulait que mon bien, il n’y a aucun doute à ce sujet, il voulait me protéger du régime, mais en recourant précisément, en dépit de ses bonnes intentions, à ce qui représentait un élément constitutif de ce régime. Cela m’a permis de comprendre que le fondement de la dictature repose sur le fait que, même si nous essayons de la combattre, nous en sommes des acteurs. Mon père avait fait un calcul, soit c’était lui qui me maltraitait, soit c’était le régime, et s’il me maltraitait en premier, ce serait moins grave, car la souffrance occasionnée par le régime serait peut-être ainsi moins douloureuse. Il y avait sans doute bien d’autres choses dans ce jeu, inconsciemment, mon père s’était peut-être un peu identifié aux agresseurs qui s’employaient à détruire sa vie, et en m’aidant à jouer à résister, il cherchait, dans ce grand jeu à deux, à travailler la question, ô combien difficile à résoudre, de la vulnérabilité.
J’ai énormément appris lors de ces simulacres d’interrogatoires, j’ai compris que la dictature traite tout le monde comme des enfants, si bien que les adultes et les enfants se retrouvent au même niveau, et si la dictature traite les adultes comme des enfants, ces derniers, malgré tous leurs efforts, ne sont pas capables de protéger leurs enfants du pouvoir. J’ai également compris que, de façon paradoxale, chaque enfance est un peu une dictature.
C’est probablement suite à ce constat que j’ai commencé à écrire avec une voix d’enfant mon second roman, Le Roi blanc. Si, sous une dictature, tout le monde est traité comme un enfant, seule la voix d’un enfant peut vraiment décrire et partager l’expérience de la dictature, ainsi que la violence qui imprègne tous les gestes du quotidien. Au cours de l’écriture de ce roman, j’ai réalisé que j’avais beau avoir trente ans passés, je parvenais très facilement à retrouver mon point de vue d’enfant. J’avais passé beaucoup trop de temps à observer avec angoisse les autres et moi-même pour pouvoir oublier ma sensibilité d’alors. J’ai dû grandir beaucoup trop vite, c’est pourquoi je suis un peu resté un éternel enfant, et lorsque j’ai commencé à écrire des nouvelles et d’autres romans, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas un, mais de nombreux enfants en moi, et que les voix que je faisais parler ne racontaient pas mes histoires, du moins pas tout à fait. Lorsque j’écris à hauteur d’enfant, j’ai toujours l’impression de récupérer un morceau de mon enfance perdue, et qu’à travers la liberté de l’écriture je peux retourner là où je ne suis pas retourné, là où mon père m’a serré la main et m’a dit : écoute-moi, j’ai quelque chose de très important à te dire.
Texte traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly
Dernier ouvrage paru : Le chœur des lions (Gallimard, 2024).
