Après deux romans (Le Roi blanc et Le Bûcher, Gallimard, 2009 et 2018), ce sont les nouvelles de György Dragomán qui sont traduites par Joëlle Dufeuilly dans Le chœur des lions. Nous retrouvons le regard intransigeant mais jamais dénué de bonté de l’écrivain hongrois. Ces dix-huit nouvelles font voyager dans des univers variés entre lesquels se tisse pourtant une musique bien reconnaissable et qui nous avait manqué, celle aussi fantaisiste que grave d’un écrivain qui nous est cher.
Le chœur des lions s’ouvre sur un personnage inquiétant, à la lisière du fantastique, un « violoniste noir » dont les « doigts crochus et noueux comme les racines d’un if » effraient un jeune garçon réveillé brusquement par son père pour s’entraîner inlassablement au violon, afin d’être certain de connaître les soixante-dix-sept morceaux que cet étrange violoniste peut lui demander de jouer n’importe quand. On s’inquiète de cet enfant que son père remonte d’un puits en lui demandant s’il a vu les étoiles, on s’étonne de ce père dont les dents « étincellent dans la lumière ». La dernière nouvelle du recueil, « L’abri », nous ramène à cet univers étrange, le même violoniste, aux dents en or, semble avoir capturé le garçon qu’il retient dans une verrerie désaffectée. L’enfant réussit à lui échapper en se réfugiant dans le four de la verrerie, où sont restés des sacs de sable, de calcaire et de charbon de bois. Réfugié dans le troisième sac, celui qui contient le charbon de bois, le garçon entend les morceaux grésiller et chanter, et « leur chant parle de la forêt, du temps où ils étaient de grands arbres, lorsque les vents tourbillonnants secouaient les feuillages des sombres et denses forêts pourvoyeuses de refuges ».
C’est au conte que Dragomán semble emprunter certaines scènes de ses nouvelles, tout en ancrant ses personnages dans un univers réaliste, qui, dans bien des textes, évoque la vie quotidienne sous le régime communiste. Ce « violoniste noir » plane sur le recueil, tel un spectre rappelant à tous les personnages des nouvelles que le passé ne disparaît jamais, et qu’il faut fuir le mal qui peut nous engloutir. Passer la frontière, aller de l’autre côté, ne suffit pas pour y échapper : « Le plus important, c’est de ne pas t’arrêter. Si tu marches assez longtemps, alors tu y arriveras. Et, brusquement, tu récupéreras tout. Tu seras à nouveau là, toi, et aussi tout le reste, et plus rien ne sera comme avant, ça sera comment, précisément ? Tu ne le sauras qu’une fois arrivé. Et alors tu t’arrêteras, et tu regarderas une nouvelle fois autour de toi. » (« La frontière »)
Si les dix-huit nouvelles du recueil mettent en scène des personnages différents, jeunes ou plus âgés, filles ou garçons, on est sensible à la place que l’auteur accorde à l’enfance, ou plus largement aux différentes relations entre les générations, le plus souvent vues du point de vue des plus jeunes. Un fils revient, adulte, sur les traces de sa mère, dans un village d’Espagne où elle n’était pas revenue, morte depuis peu, dans « Puerta del Sol », une jeune fille de onze ans vit avec son père alors que sa mère est hospitalisée, pour des raisons qui se révèlent par petites touches au fil du récit, dans « La soupe à la viande », un petit-fils entonne avec son grand-père dans une scène endiablée le « chœur des lions » dans « Le fauteuil à oreilles », à partir des sons que produisent des tiroirs ornés de têtes de lion en s’ouvrant, laissant libre cours à son imagination impétueuse.
Chaque nouvelle met en scène un moment singulier qui révèle quelque chose d’enfoui ou de secret. Dragomán décrit des personnages hantés par leur passé, comme ce jeune homme incapable de regarder une carte de l’Europe sans se sentir « obligé d’indiquer sur une carte vierge où se trouvaient les charniers et les plus grands combats », ou encore celui qui, en se rendant dans le village de son enfance, au café de sa grand-mère dont le rideau est désormais tiré depuis de nombreuses années, sent ses « narines s’emplir de l’odeur de l’huile brûlante et de la pâte qui cuit en grésillant », repensant à « la surface grasse de la crêpe enroulée, à la confiture de fraises traversant ses plis et se déversant sur [s]a langue » dans « L’argent familial ». Il est question dans Le chœur des lions de frontière, d’exil, de refuge et d’une chanson qui « parle de grands arbres, d’une forêt noire où les hommes se perdent », annonçant la dernière nouvelle du recueil. Les ombres de l’Histoire planent dans le creux de ces récits, sans pour autant que la mélancolie réussisse à l’emporter sur l’amour et l’humour. Il évoque en effet combien les rapports entre les individus d’une même famille sont teintés d’amour et de cruauté dans le même temps, et on se délecte dans « Le balai » de la mise en scène orchestrée par un père et son fils pour faire croire à la mère à un AVC du père. On rit aussi de la comédie que joue le petit Karcsika pour avoir ce dont il rêve par-dessus tout, un chien, que l’ange finit par lui apporter, « par l’entremise de Mamie » tout en s’émouvant des différentes relations qui se tissent au sein de la famille.
L’originalité des situations, la justesse des propos, la qualité aussi de la traduction de Joëlle Dufeuilly, font du Chœur des lions un délice de lecture. Dragomán souligne toutes les petites ironies de la vie, sans jamais oublier que ces malentendus, ces douleurs ou ces non-dits ne sont pas dénués d’amour. « Cry me a river » est de ce point de vue une absolue réussite et touche au cœur. Ces dix-huit nouvelles témoignent de la richesse de la palette de l’écrivain hongrois, déclinant avec subtilité les variations de l’âme, composant entre les individus et les situations une mélodie singulière et envoûtante.