Le livre de Ludwig Crespin-Jouan, Logique du rêve, ouvre des aperçus originaux et nuancés sur la question si âprement débattue de la signification du rêve. Il vient à point nommé pour tracer une troisième voie entre les psychologues plus ou moins fidèles à la doctrine freudienne, pour qui tout rêve est porteur d’un sens latent à déchiffrer, et les adeptes des sciences cognitives les plus radicaux qui ont présenté le sommeil comme une sorte de phase de reset cérébral d’ordre purement neurophysiologique où il serait vain de chercher le moindre sens.
Si l’on a avancé depuis un demi-siècle dans la connaissance « du » rêve, c’est parce qu’on a pu y distinguer une multitude d’états de conscience différenciés : la phase de sommeil « hypnagogique » (correspondant aux états d’endormissement où la pensée s’effiloche en images de plus en plus décousues) ; le sommeil profond, dit aussi « paradoxal » (parce que c’est la phase où l’activité cérébrale est le plus proche de celle de la veille) ; le rêve lucide (où le rêveur a conscience de rêver et dirige son rêve jusqu’à un certain point) ; voire la « somniloquie », où le rêveur « parle » son rêve dans son sommeil. Chacun de ces états est source d’enseignements, qui ne sont pas toujours convergents et qui préviennent les affirmations trop généralisantes.
Crespin-Jouan parvient à contourner sans pour autant l’évacuer l’une des questions les plus épineuses pour décider de la signification du rêve : celle de sa narrativité. Les récits de rêve correspondent-ils au vécu du rêve ou sont-ils des constructions après coup (qui colleraient des histoires toutes faites à des stimulations physiques éprouvées pendant le sommeil) ? Le problème a été posé dès 1853 par le fameux rêve de la guillotine du psychologue Alfred Maury. Ce dernier raconte que la chute du bois de son lit sur sa tête l’a éveillé d’un rêve où il était guillotiné sous la Terreur ; qu’il a préalablement assisté à des massacres ; qu’il été arrêté par le Tribunal révolutionnaire où il a aperçu Marat et Robespierre ; et que finalement on l’a mené en charrette jusqu’à son lieu d’exécution. Le rêve de Maury, matière de nombreux débats jusqu’à Freud et au-delà, a largement entretenu l’hypothèse que le récit de rêve pouvait être une élaboration instantanément bâtie durant la phase de réveil, sans donc rien enseigner sur le vécu du sommeil.
Paul Valéry, dans les deux cents pages de notes de ses Cahiers consacrés au rêve, a critiqué la narrativité onirique par un autre biais, plus radical encore et qui cette fois touche au langage. « Tous les récits de rêve sont grossièrement faux », affirme-t-il vers 1934 (et dans ce ton péremptoire se laisse deviner une irritation face à la complaisance des surréalistes qui, à la même époque, ont érigé le récit de rêve en « genre littéraire » ressortissant au merveilleux). C’est que, selon lui, la verbalisation du rêve en transforme la nature : « Il n’y a point de solidarité entre les moments successifs. Et nous ne pouvons les penser ensuite que dans une liaison ».

S’il est vrai qu’un rêve n’est composé que d’une suite d’images instables en constante transformation, n’est-il pas abusif de le présenter comme un récit ? En bonne narratologie, un récit suppose une constance des actants, une logique des actions et une cohérence de l’espace-temps où elles se déroulent. Si tous ces éléments font défaut, n’est-il pas illusoire d’attribuer au rêve une nature narrative ? N’est-ce pas un pur effet de mise en forme langagière, dû par exemple à l’usage de l’imparfait, très fréquent dans le récit de rêve, et qui, par ses valeurs duratives, suggère une continuité temporelle n’existant pas dans la réalité du vécu onirique ?
Crespin-Jouan répond de façon convaincante à ces objections. Contre l’argument de l’après-coup, il peut s’appuyer sur les cas de « somniloquie » où l’on observe que des dormeurs, de façon plus ou moins intelligible, formulent des répliques verbales à l’adresse d’interlocuteurs imaginaires (ce qu’il appelle « les personnages secondaires ») lors de dialogues. Il y voit la preuve que la scène du rêve est bien synchrone au sommeil et ne peut être réduite à une élaboration propre au moment de l’éveil. Une autre conséquence qu’on peut en tirer, c’est qu’il y a bien dans le temps vécu du rêve, sinon de véritables récits suivis, au moins des séquences brèves dotées d’un minimum de continuité, où le rêveur a le sentiment de contrôler ce qu’il pense ou décide de faire.
Mais l’apport original de l’étude de Ludwig Crespin-Jouan est ailleurs. Il consiste en un déplacement du lieu de la signification dans le rêve, dont on a d’ailleurs vu que les contours étaient malaisément cernables. Pour pénétrer avec sûreté le rêve, il s’agit de se fier au langage, non pas le langage du récit de rêve fait à l’état d’éveil, mais celui des paroles proférées dans le rêve, que ce soit par le représentant du rêveur, le je, que Crespin-Jouan appelle « personnage principal » ou par les interlocuteurs de ce même rêveur, les personnages secondaires.
L’équipe de Crespin-Jouan s’est livrée à diverses expérimentations pour capter de la façon la plus fidèle possible ces paroles : consigne donnée à des rêveurs de rapporter la dernière parole prononcée ou entendue dans le rêve, écoute de ce que disent les somniloqueurs, appels à une remémoration des dialogues menés en rêve, etc. Or, ce qui ressort de toutes ces observations, c’est que, autant le déroulement onirique rapporté au réveil peut sembler décousu, illogique et dépourvu de sens, autant les paroles prononcées en rêve sont syntaxiquement bien formées et sémantiquement cohérentes.
Le discours, particulièrement dans les phases de sommeil paradoxal, ne contient pratiquement jamais de néologismes ou de séquences fortement désorganisées. Il n’est pas non plus réductible à des paroles entendues durant la veille et simplement répétées. Cela suggère tout d’abord que le cerveau endormi peut fonctionner à un niveau élevé sans être livré au chaos. Crespin-Jouan en tire aussi la conclusion qu’il y a bel et bien une intention expressive du rêveur, autrement dit un vouloir dire et un vouloir faire sens.
D’autre part, le rêveur manifeste au sein du rêve une certaine volonté de contrôle. Certes, elle est impuissante à régir l’environnement du rêve, les objets ou les personnages qui le peuplent, mais, en revanche, elle porte sur ce que le rêveur pense et envisage de faire : « Comme dans l’état de veille, le rêveur a le plus souvent, le sentiment de contrôler ce qu’il pense, de conduire rationnellement des inférences, d’imaginer des choses, de se donner des buts et de prendre des décisions d’agir. » Confronté à des choix, il prend des décisions en en calculant les conséquences (sans nécessairement que les événements donnent raison à ses prévisions).
Tout aussi étonnant est le fait que les personnages secondaires rencontrés dans le rêve, qui ne sont évidemment que des inventions du rêveur, sont dotés des mêmes compétences verbales que lui. Cela pousse Crespin-Jouan à adhérer à la position du philosophe Colin McGinn « qui voit le rêve comme une sorte d’état hypnotique dans lequel le sujet parvient à se faire croire que ce qu’il est en train d’imaginer est une expérience réelle qui s’impose à lui de l’extérieur ». Notons au passage que nous ne sommes pas loin ici de la suspension volontaire de l’incrédulité (willing suspension of disbelief), formule caractérisant selon le poète Coleridge l’état mental du lecteur de fiction – à cette différence près que, dans le cas du rêve, le lecteur est également l’auteur de la fiction (il se raconte des histoires).
Peut-on aller plus loin encore et, dépassant la question du langage littéral, se demander si certaines images du rêve peuvent répondre, elles aussi, à une intention expressive ? Crespin-Jouan propose là encore une réponse nuancée. Il note que, dans le langage des personnages du rêve, les comparaisons ou métaphores novatrices sont relativement rares (on peut penser que cela dépend largement de la culture et de la sensibilité littéraire du rêveur). En revanche, il admet que le langage figuré imprègne le langage et fait partie intégrante des compétences discursives de tout locuteur. Les linguistes Lakoff et Johnson l’ont démontré depuis longtemps dans leur livre Les métaphores dans la vie quotidienne.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un sujet parlant intègre à la volonté expressive de son rêve des images nées du langage figuré (comme dans les expressions courantes du type « j’en ai plein le dos » ou « il pleut des hallebardes »). Sur ce point au moins, Crespin-Jouan tombe d’accord avec Freud qui considère que « le langage a bien facilité pour le rêve la figuration de ses pensées » à partir de mots imagés, transformés dans le rêve en représentations littérales.

Cet ensemble de remarquables compétences du rêveur ne doit cependant pas faire oublier que, s’il est doté de rationalité, il s’agit d’une « rationalité myope ». Le je du rêve est un je altéré par une réduction de conscience et de connaissances. Crespin-Jouan se rallie ici au constat de Barbara Meier : « Les faits et les données disponibles pour la réflexion du sujet rêvant n’incluent pas l’ensemble des connaissances acquises par les rêveurs tout au long de leur vie sur fond de leur biographie, leur histoire passée, leurs projets d’avenir. » Typiquement, en rêve, on « oublie » qu’on a déménagé depuis longtemps et on se retrouve dans son ancien appartement, on continue de vivre avec le conjoint qu’on a quitté il y a des années, etc. Ce qui se trouve altéré, c’est ce qu’on appelle la « mémoire de travail », c’est-à-dire la capacité de mobiliser toutes nos connaissances biographiques et encyclopédiques pour surplomber une situation.
Pour finir, Ludwig Crespin-Jouan s’ouvre à une réflexion un peu rapide, mais généralement écartée par les spécialistes des neurosciences : celle de l’interprétabilité des rêves (et non pas seulement des paroles du rêve). Il y est quelque peu contraint par sa thèse sur l’intentionnalité expressive du rêveur. Si le rêve a du sens, il en découle que ce sens peut être explicité. Il en conclut logiquement : « Il y a bien matière à interpréter les rêves. » Il reste à définir ce qu’il faut entendre ici par « interpréter ». Crespin-Jouan ne semble pas l’entendre au sens freudien.
Mais il ne semble pas non plus toujours vouloir se limiter à la simple compréhension littérale de « l’intention expressive du rêveur ». Il admet dans sa conclusion que les rêves « mettent essentiellement en scène les préoccupations psychologiques du rêveur ». Indépendamment des séquences intelligibles du rêve que Crespin-Jouan a mises en valeur, l’une des caractéristiques remarquables de la vie onirique, c’est la discontinuité. Cette discontinuité, en négatif, traduit, comme on l’a vu, la défaillance de la mémoire de travail.
Cette défaillance se trouve comme compensée par « une préférence du cerveau rêvant pour un autre type d’association que celle du cerveau vigile : les associations à longue distance » Et dans les dernières lignes de son essai, Crespin-Jouan se déclare « tenté » par une hypothèse que ne désavoueraient pas les freudiens, même s’ils l’entendent autrement : « l’hyper distraction du rêveur, son incapacité constitutive à garder consciemment et méthodiquement un cap, ouvre un espace privilégié pour l’expression involontaire de déterminismes inconscients ».
Il en vient même à concéder, non sans précaution : « C’est peut-être parce que certains éléments du rêve ne veulent rien dire, ne manifestent aucune intention expressive, qu’il est nécessaire de chercher à les interpréter : pour exhumer […], au-delà des choses transparentes, certaines choses que le rêveur n’a aucunement eu l’intention de dire ou d’imaginer, mais qui pourraient néanmoins s’avérer parlantes ». Quelque chose de l’ordre de l’inconscient, chassé par la porte, revient donc par la fenêtre, sur un mode, il est vrai, prudent et hypothétique…
Quoi qu’il en soit, le lecteur de Logique du rêve aura pu se convaincre au fil des pages et des preuves expérimentales rassemblées que le cerveau rêvant n’est pas une sorte d’ordinateur en phase de reset faisant défiler pêle-mêle des représentations totalement dépourvues de sens. Et c’est déjà beaucoup.
