La saga d’une esclave

Nous serons tempête de Jesmyn Ward, seule femme et seul membre de la communauté afro-américaine à avoir remporté deux fois le National Book Award, raconte l’esclavage d’une adolescente dans le Sud américain. C’est un roman bouleversant, écrit dans une langue magistrale.

Jesmyn Ward | Nous serons tempête. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé. Belfond, 240 p., 22 €

On est dans les années 1830, sur une plantation en Caroline, Annis est jeune. Sa mère l’emmène dans la forêt pour lui apprendre à se battre. Il y a longtemps, elle avait enterré, dans la fourche des racines d’un arbre, deux bâtons longs et fins – des lances artisanales – taillés de ses propres mains. C’est un secret : un esclave n’a pas le droit de porter des armes.

De fait, Annis n’a pas droit à grand-chose, même pas le droit de résister aux avances de son maître, désigné dans le texte original par le mot « sire », terme polyvalent et plutôt pervers qui signifie aussi bien « maître » que « père », « géniteur » ou « étalon ». Celui-ci avait à maintes reprises violé sa mère ; de cette abomination fut conçue la narratrice. Elle aussi deviendra l’objet de velléités d’abus sexuels, qu’elle repoussera vaillamment.

Nous serons tempête, rempli d’épreuves terrifiantes, se résume difficilement au moyen de son intrigue. On pourrait raconter la séparation d’Annis d’avec sa mère – qui sera vendue à un esclavagiste parti en direction de La Nouvelle-Orléans – ou celle dont elle souffrira plus tard lorsqu’elle perdra son amante, Safi, source de consolation, de tendresse physique et d’amour. Ou encore la marche forcée, attachée à une corde avec d’autres esclaves, pour être vendue à son tour à La Nouvelle-Orléans. Sa seconde maîtresse – une femme presque abandonnée par son mari qui cohabite en ville avec une « plaçage » (une concubine métisse) – dirige une plantation où Annis sera durement traitée. On pourrait également raconter ses tentatives de fuite ainsi que l’incident où les esclaves doivent abattre des hordes de rats ayant envahi les champs de canne à sucre. Ou enfin ses punitions dans le « trou » : Annis passe des journées entières dans un isolement absolu, enfouie dans la terre.

Mais l’effet de ce roman magnifique tient moins à une accumulation de scènes épouvantables qu’à la création d’une ambiance. Nous serons tempête est un voyage aux enfers – le titre original, Let Us Descend, vient de Dante – et Jesmyn Ward est une savante guide qui en connaît les moindres recoins. Cette fiction s’inscrit dans un projet plus large que de s’approprier les codes de la fable – récit structurant en Amérique – afin de permettre l’histoire afro-américaine de faire face aux récits dominants. Lire Jesmyn Ward, c’est trouver des échos de Faulkner ainsi que du réalisme magique de l’Amérique du Sud : on a affaire à une grande fresque transgénérationnelle où passé et présent coexistent, de manière onirique et surréaliste.

Jesmyn Ward Nous serons tempête
Jesmyn Ward (2022) © Jean-Luc Bertini

L’épopée d’Annis est donc superposée à celle de sa grand-mère, « Mama Aza », princesse au Dahomey. Qui était Mama Aza ? Son histoire correspond-elle à la réalité historique de ce pays de l’Afrique de l’Ouest au dix-huitième siècle ? La critique s’est plainte d’un manque de vraisemblance historique : le Dahomey aurait participé activement au commerce d’esclaves à l’époque. Nous serons tempête, en revanche, présente un récit africain plus ambigu, centré sur Mama Aza, fille d’un père riche qui l’a offerte au roi des Fons, pour qu’elle intègre le harem royal, en devenant l’une des centaines d’épouses guerrières. Ces amazones devaient combattre et renoncer à la sexualité. Lorsque Mama Aza tombe enceinte d’un soldat, elle sera envoyée sur la côte et vendue aux esclavagistes. Annis est donc fille d’un aristocrate blanc – le maître et violeur de sa mère – et petite-fille d’une reine. Autrement dit, elle possède une filiation matriarcale à la fois noble et assujettie.

Comme pour toute aristocratie, son histoire est étroitement liée à la terre. Nous serons tempête constitue un hommage au sol, précisément celui du Mississippi, que les Afro-Américains ont labouré sans en avoir la jouissance. Le fait de travailler la terre, de l’améliorer, confère-t-il un droit de propriété aux travailleurs ? En tout cas, Jesmyn Ward se l’approprie sur le plan mythique ; les environs de La Nouvelle-Orléans lui appartiennent autant que le comté de Yoknapatawpha revient à Faulkner.  

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Nous serons tempête est une sorte de préquel à Bois sauvage, deuxième roman de l’autrice (National Book Award 2011), qui raconte l’histoire d’une jeune fratrie avant et après l’arrivée de l’ouragan Katrina. Bois sauvage, comme les romans qui l’ont précédé et suivi, se situait dans la bourgade fictive du même nom. Si la ville ne paraît pas nommément dans ce nouveau roman, dont la situation géographique reste vague et amorphe, on peut en reconnaître les prémices, ce qui renforce la dimension mythique du texte. On a l’impression de vivre à une époque préhistorique, où les limites entre homme et terre ne sont pas encore définies. Jesmyn Ward réussit ainsi à explorer la terre d’Amérique, du point de vue d’une esclave. Lorsque Annis est dans le « trou », cette terre fait office de prison : « Je reprends conscience au sein du poing noir de la terre. Je suis dans le trou […] La pluie qui tombe sur mes yeux et ma figure m’empêche de respirer et la boue serre mes pieds, bloque mes jambes »

Mais cette même terre, saturée de pluie, lui permet de s’échapper. Accompagnée par « Aza », apparemment l’esprit de Mama Aza, elle arrive aux bords du « Grand Marais lugubre ». L’esprit, dont il faut se méfier – il est jaloux de Mama Aza –, pousse Annis à continuer, à aller jusqu’en « ville » (La Nouvelle-Orléans) : « Tu pourrais disparaître, dit-elle. Te fondre dans la masse. » Heureusement, l’adolescente possède la perspicacité de sa grand-mère guerrière, elle préfère chercher son salut du côté de la terre : « Je refuse de me cacher dans la ville, de vivre comme un rat, longer les murs, me tapir dans les coins, dissimuler mon visage et ne sortir qu’à la nuit tombée pour mendier et voler. » Après un bref arrêt dans la ville, elle décide de repartir : « Je vois l’endroit qui sera à moi. Il est quelque part là-bas, au bout de la grande rivière au large lit, après un vaste lac miroitant. Cet endroit m’attend, plein de bruits et d’arbres aux racines qui dépassent de l’eau comme des genoux, plein de roseaux dodus et d’alligators qui pleurent, de poissons-chats moustachus et de palétuviers ».

Une fois arrivée, elle trouvera d’autres êtres humains. Des esclaves en fuite comme elle ? des gens libres ? Leurs silhouettes sont floues : « Je dois plisser les paupières pour distinguer de la fumée à l’horizon, certainement des gens qui s’éveillent et font du feu pour préparer un repas. Ces vies sont des points minuscules qui disparaissent par à-coups. » Annis a enfin trouvé son chez-soi ; évidemment, elle saura mieux vivre en harmonie avec la terre que les filles officielles du « sire », dont elle écoutait les leçons quand leur tuteur lisait des passages d’Aristote : « Les abeilles semblent apprécier les bruits répétitifs […] Elles expulsent de la ruche toutes les oisives et les dispendieuses ». Annis entend mieux que ses demi-sœurs, elle se répète ces mots « puissants » : cire, miel, pain d’abeille, alvéoles. 

Le tuteur avait expliqué que, chez Aristote, les abeilles dirigeant les ruches sont nommées « rois », mais que plus tard les scientifiques ont découvert qu’il s’agissait en fait de femelles, de « reines ». Aristote était plus fiable au sujet des lois économiques de la ruche : si l’apiculteur laisse trop de miel, cela incite ses abeilles à la paresse. Annis y voit un parallèle avec sa situation personnelle, elle pense à « nous tous qui travaillons ». Quand, à la fin du roman, à l’orée « d’un immense lac avide » elle trouve son chemin grâce à un apidé – « Je veux lever la tête vers l’abeille » –, on comprend que c’est elle la vraie reine. L’Amérique, avec ses bois sauvages et dans tout son aspect infernal, appartient aux vrais aristocrates, ceux qui ont été forgés par le sacrifice, la douleur et le travail.


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