Les traductions passent, le racisme reste

Les éditions Gallmeister publient Autant en emporte le vent, l’unique roman de Margaret Mitchell, dans une nouvelle traduction de Josette Chicheportiche. Au même moment, Gallimard réédite la traduction de Pierre-François Caillé (1938), accompagnée de la préface que J. M. G. Le Clézio avait rédigée en 1989 et d’extraits de la correspondance entre l’auteure et son traducteur. Alors que l’actualité récente, que les deux éditeurs français ne pouvaient évidemment pas prévoir, vient de déclencher une réflexion collective planétaire sur la place des Noirs dans toutes les sociétés où ils sont discriminés, et sans vouloir exclusivement lire ces deux traductions à travers le prisme du mouvement Black Lives Matter, il n’est pas inintéressant d’examiner en quoi, vues sous cet angle, l’une et l’autre disent finalement « presque la même chose ».


Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Josette Chicheportiche. Gallmeister, 2 vol., 720 p. et 13 € chacun

Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre-François Caillé. Gallimard, coll. « Folio », 2 vol., 784 et 832 p., 13 € chacun


Dès sa parution, Autant en emporte le vent a attiré les superlatifs. En 1936, ce premier roman d’une inconnue, Margaret Mitchell, est « le plus lu », « le plus vendu ». Trois ans plus tard, le film éponyme réalisé par Victor Fleming sera « le plus vu », « le plus rentable »… Les deux éditions françaises de 2020 n’ont pas dérogé à cette tradition – les quatrièmes de couverture mentionnent l’« immense succès », le « titre devenu mythique », la « fresque historique inégalée ». Le Clézio s’était inscrit dans la mouvance, affirmant dès la première ligne de sa préface : « Autant en emporte le vent est un livre unique, exceptionnel, c’est le roman absolu », et évoquant ensuite les millions d’exemplaires vendus et les cent vingt millions de spectateurs du film.

Ce succès et la place qu’a prise cette œuvre dans la culture occidentale pourraient suffire à justifier la nécessité d’une retraduction, mais, comme nous l’expliquait Marie Vrinat-Nikolov dans « Retraduire : pourquoi ? », toute justification est inutile : quel que soit le texte, il faut retraduire, non pas contre les traductions précédentes, mais avec elles. La traduction est une lecture, elle évolue dans le temps, et cette évolution oriente les choix de certains marqueurs qui, en donnant au texte une grille de lecture, ancrent une traduction dans son époque.

Le premier de ces marqueurs est bien sûr le titre, Gone with the Wind. Les deux éditeurs ont conservé Autant en emporte le vent, l’octosyllabe auréolé d’une gloire cinématographique, éditoriale et commerciale dont il aurait été maladroit de se priver. Ça sonne mieux que « Emporté par le vent », la traduction littérale, plutôt plate, mais cet enjolivement détourne l’attention du message : quelque chose a été emporté par le vent. Cet innommé, essentiel à la thèse du livre, est la société esclavagiste idyllique que les Blancs avaient bâtie, une sorte de paradis perdu où les Noirs étaient heureux et à leur place.

Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent Les traductions passent, le racisme reste

Affiche publicitaire pour « Gone with the Wind » : de gauche à droite, les actrices Hattie McDaniel, Olivia de Havilland et Vivien Leigh

Le roman raconte l’histoire de Scarlett O’Hara, une riche héritière qui va tout perdre à cause de la guerre. S’ensuivent mille cinq cents pages d’aventures, de drames et de rebondissements où Scarlett tente de récupérer ce qu’elle considère comme son dû, Tara, la plantation familiale, symbole littéraire de cet âge d’or auquel la guerre de Sécession a mis fin. Mais, entre les scènes d’amour, les bals et les batailles, cette « fresque historique inégalée » défend avec désinvolture l’idée selon laquelle les Noirs sont des êtres inférieurs.

Considérons l’extrait suivant, où Pork, l’un des esclaves de la plantation présente à son maître, Gerald, la femme qu’il vient d’épouser. Celle-ci remercie son nouveau maître.

Traduction de Pierre-François Caillé (1938) : « Lorsqu’elle parlait, sa voix n’était pas aussi confuse que celle de la plupart des Noirs et elle s’exprimait avec plus de recherche.

Bonsoi’, mes jeunes demoiselles. Missié Gé’ald, moi je suis t’iste de vous dé’anger, mais je voulais veni’ vous ‘eme’cier de m’avoi’achetée avec l’enfant. Des tas de missiés ils voulaient m’acheter, mais ils voulaient pas acheter ma P’issy pou’ m’empêcher d’avoi’ du chag’in et je vous ‘eme’cie. Moi je fe’ai tout ce que je pou’ai pou’ vous et pou’ vous mont’er que moi j’oublie pas.

-Hum… hum… dit Gérald en s’éclaircissant la gorge. Il était fort gêné d’être pris en flagrant délit de bonté. »

Traduction de Josette Chicheportiche (2020) : « Lorsqu’elle parla, sa voix n’était pas aussi confuse que celle de la plupart des Noirs et elle choisissait ses mots avec plus de soin.

-Bonsoir, jeunes demoiselles. M’sieur Gerald, je suis désolée d’vous déranger, mais je voulais venir vous remercier encore que vous m’avez achetée, moi et ma p’tite. Des tas de messieurs m’auraient peut-être achetée, mais y auraient pas acheté ma Prissy aussi pour pas que je pleure et je vous remercie. J’ferai de mon mieux pour vous et pour vous montrer que j’oublie pas.

-Hum, hum, fit Gerald, se raclant la gorge, gêné d’être pris en flagrant délit de bonté. »

Évidemment, dans la forme, la transcription de 1938 du patois de Dilcey passe mal aujourd’hui – les échos colonialistes y sont flagrants –, et Josette Chicheportiche donne à ce personnage une parole plus recevable pour le lecteur contemporain, parce que moins caricaturale et moins grossière. En revanche, dans cet extrait, aucun des traducteurs ne peut changer les implications des deux phrases encadrant la réplique de Dilcey. Dans la première, le narrateur omniscient énonce comme une vérité générale que le discours qui va suivre (malgré sa syntaxe approximative) est « moins confus » et « plus recherché » que celui de « la plupart des Noirs ». Dans un récit qui s’attache à décrire une époque avec réalisme et un grand souci du détail, cette « vérité générale » est un mensonge, tant pendant la période du récit – où des hommes tels que Frederick Douglass (évoqué par Colson Whitehead) s’illustraient par leur éloquence –, que lors de la publication du livre, quand des auteurs tels que Zora Neal Hurston signaient des œuvres appelées à devenir des classiques de la littérature américaine. Quant à la seconde phrase, où le narrateur nous informe que Gerald est gêné d’être « pris en flagrant délit de bonté », on se contentera de remarquer que la bonne action dont la reconnaissance heurte sa modestie naturelle est l’achat de deux esclaves, dont une fillette de douze ans.

Mais le trait le plus frappant, c’est qu’en juxtaposant ces traductions on constate que le narrateur omniscient, lui, n’a guère changé en huit décennies.

« Lorsqu’elle parlait, sa voix n’était pas aussi confuse que celle de la plupart des Noirs et elle s’exprimait avec plus de recherche. »

« Lorsqu’elle parla, sa voix n’était pas aussi confuse que celle de la plupart des Noirs et elle choisissait ses mots avec plus de soin. »

« – Hum… hum… dit Gérald en s’éclaircissant la gorge. Il était fort gêné d’être pris en flagrant délit de bonté. »

« – Hum, hum, fit Gerald, se raclant la gorge, gêné d’être pris en flagrant délit de bonté. »

Le texte est émaillé de phrases de ce genre. Au fil des pages, on constate que le racisme de ce narrateur omniscient – autre marqueur qui articule le roman – est plus pernicieux mais plus profond que celui qu’on croirait déceler dans telle ou telle transcription du patois des esclaves. Car, même s’il convient encore de souligner le travail remarquable de Josette Chicheportiche sur le rendu de la langue et l’ensemble du texte, le problème est ailleurs : il est dans le livre lui-même, où les esclaves sont contents de leur sort et n’envisagent leur vie qu’au service de leur maître, cela suffit à leur bonheur. Le traducteur aura beau triturer la syntaxe et peaufiner son style, le propos de Margaret Mitchell est raciste, aujourd’hui comme hier.

Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent Les traductions passent, le racisme reste

Hattie McDaniel, au centre (années 1940). L’actrice de « Gone with the Wind » fut aussi dirigeante de la Negro Division du Hollywood Victory Committee, qui prodiguait des divertissements aux soldats américains.

Dès la sortie du roman, et notamment parmi les militants pour les droits civiques, les nombreuses voix qui se sont élevées contre la façon dont il représentait l’esclavage se sont surtout heurtées à de l’indifférence, étouffées qu’elles étaient par les chiffres de vente. Une anecdote illustre la position des autorités américaines en matière de race en 1939, comme le rapporte John Bracey, professeur d’études afro-américaines à l’université du Massachusetts, à propos des figurants que la municipalité d’Atlanta avait recrutés pour jouer dans des animations lors de la première du film :

« L’idée, c’était de les habiller en esclaves et de leur faire chanter des spirituals. Toutes les églises ont refusé, sauf une – Ebenezer Baptist –, où prêchait Martin Luther King Sr., le père de Martin Luther King Jr. […] À la première d’Autant en emporte le vent, Martin Luther King Jr., dix ans, s’est retrouvé sur une balle de coton, grimé en caricature d’un ‟foncé” du bon vieux temps – Il incarnait le symbole du vieux Sud, convoqué pour divertir l’élite dirigeante blanche. »

Rappelons aussi que Hattie McDaniel, l’actrice noire qui joue Mammy, ne fut pas autorisée à assister à la première parce que le cinéma retenu était strictement réservé aux Blancs, et qu’à la cérémonie des Oscar, où elle obtint le prix du meilleur second rôle féminin, on l’avait installée au fond de la salle, à l’écart des autres acteurs du film. On comprend que, dans une telle société, les thèses défendues par Autant en emporte le vent n’aient pas rencontré une franche hostilité.

Reste le roman, un classique emblématique d’un pan important de l’histoire des États-Unis. Pas celui de l’âge d’or dont il déplore la disparition, mais, en creux, celui de la fraction d’Amérique qui, depuis quatre-vingts ans, plébiscite cette œuvre et se reconnaît dans les valeurs qu’elle défend. Quant à ces deux publications, la traduction et la retraduction… Lorsqu’un roman raconte que l’esclavage, c’était génial, le traducteur ne peut rien y changer : comme l’écrivait Umberto Eco, il dit « presque la même chose » que l’original.

En revanche, l’éditeur, lui, n’est pas sans ressources. Il peut adjoindre un appareil critique s’il estime que l’œuvre le requiert. Ni Gallimard ni Gallmeister ne l’ont jugé nécessaire. Pourtant – et l’actualité n’y est pour rien, c’était tout aussi vrai il y a six mois – il n’aurait pas été inutile d’aviser le lecteur que l’image que ce roman donne des Noirs est fallacieuse et que l’esclavage tel qu’il le représente n’est pas conforme aux faits historiques. Certains diront que cette mise en garde est tout entière contenue dans le mot « roman ». Ils auraient tort, car les œuvres de fiction sont essentielles à la construction de l’image mentale que chacun se fait de la société dans laquelle il vit, et donc de ce qu’il pense.

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