« La démocratie ne serait pas faite pour les Africains » : mais à qui profite cette sentence ? Il faudrait « adapter » la démocratie aux « valeurs africaines ». Maintes fois répétés, ces mantras entendus lors de sommets internationaux, dans les coulisses des arènes politiques ou sur les plateaux médiatiques servent, avant tout, à légitimer un statu quo qu’Ousmane Ndiaye entend décortiquer.
Dans ce petit livre percutant, au style enlevé, Ousmane Ndiaye ne fait rien de moins que relire l’histoire politique de ces soixante dernières années en Afrique francophone. Suivant un plan en trois parties annoncé dès le sous-titre, il suit une ligne claire en analysant la généalogie des contestations démocratiques en Afrique (mythes), afin de comprendre ses discours (déni) et de pointer ses dangers (périls). Pour ce faire, Ousmane Ndiaye prend régulièrement appui sur son expérience de journaliste, en tant que rédacteur en chef Afrique de TV5 Monde. Cette entrée au plus près des acteurs lui fait relire singulièrement les « printemps arabes », à partir de ses souvenirs tunisiens, ou encore les récents réagencements de l’Alliance des États du Sahel, à partir de ses reportages au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Publié dans la jeune collection « Pépites jaunes » dirigée par l’excellent Elgas, auteur du récent Les bons ressentiments. Essai sur le malaise postcolonial, ce texte en adopte quelques traits, dont celui, stylistique, de l’assassinat lapidaire de certaines de ses cibles (Alain Foka, Kemi Seba, Nathalie Yamb), l’exigence maintenue de ne pas verser dans les oppositions binaires (Afrique/Occident), ou encore une attention aiguë portée à la redéfinition de concepts (démocratie, panafricanisme) – le tout porté par une colère froide qui n’empêche pas l’analyse mais qui la dote d’une force contenue. Ousmane Ndiaye montre, notamment, comment une vulgate médiatique s’est imposée, avec un fort soutien populaire, selon laquelle la démocratie serait occidentale, et donc, qu’elle n’aurait pas de prise en Afrique. Certains néo-panafricains, de même que les dirigeants actuels de l’Alliance des États du Sahel, peuvent incarner ce type de discours, légitimant du même coup des régimes liberticides. Ousmane Ndiaye n’entend pas pour autant dédouaner la France, l’ancienne puissance coloniale : il montre très finement, par ailleurs, comment la colonisation a été une négation de la démocratie (tandis que l’exception des Quatre Communes sénégalaises a été un mythe utile pour oublier la prévalence massive du code de l’indigénat) et, surtout, comment le néocolonialisme a « obstrué » la démocratisation post-indépendance de son ancien empire.

On l’aura compris : avec intransigeance, il n’épargne ni la France et son rôle néocolonial ni les récents régimes rejetant frontalement la démocratie. Une tierce voie est possible, celle d’une recherche démocratique en construction, issue de « l’incolonisable des peuples », notion que l’auteur emprunte à Joseph Ki-Zerbo dans À quand l’Afrique ? (2003), ou encore en réactualisant les Penc, ces assemblées léboues détruites par la colonisation française. Il faut, dit-il, ré-universaliser la démocratie pour d’une part empêcher sa captation par l’Occident et d’autre part ne pas verser dans les discours anti-impériaux qui se complaisent dans les attaques antidémocratiques. Se fondant sur des travaux aussi divers que ceux du philosophe sénégalais Mouhamadou El Hady Ba et la recherche d’une république des nawlés à partir du cas wolof, Mohamed Chtatou sur le tradition démocratique chez les Imazighen, Ousmane Ndiaye cherche, non pas à tomber dans le piège d’une Afrique anté-coloniale irénique, mais à réimplanter l’idée de démocratie dans les contextes africains, pour aider à réintégrer la notion dans un débat global, ré-universalisé.
La première partie sur les mythes est de loin la plus longue, elle se fonde en réalité sur une méthode de « droit d’inventaire », qui permet à l’auteur de régler ses comptes, et cette opération de dé-mythification se poursuit dans les deux autres parties, par capillarité. Tel un Roland Barthes contemporain qui s’attaquerait à des mythes politiques, Ousmane Ndiaye aligne une à une ses entrées sous forme de portraits, allant des figures actuelles du néo-panafricanisme aux chefs d’État qui se sont accrochés au pouvoir en forçant des troisièmes mandats anticonstitutionnels et en se légitimant par leur ancien statut d’opposant (ce qu’il nomme « la tragédie des opposants historiques » qui regroupe Alpha Condé en Guinée, Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire ou encore Abdoulaye Wade au Sénégal, tous plus autoritaires les uns que les autres), avant de s’attaquer au bilan des juntes militaires (décrites comme « le péril kaki », qui commence avec Thomas Sankara dont le bilan politique et économique fait l’objet de pages particulièrement iconoclastes, et qui s’achève avec les contemporains Assimi Goïta au Mali, Ibrahim Traoré au Burkina et Abdourahamne Tiani au Niger).
Alain Foka est la première de ses victimes, et il est décrit comme « porté par une parole verbeuse, confuse et populiste, émancipée des rigueurs intellectuelles ». D’autres portraits suivent, comme celui de Kemi Seba (renvoyé dans les cordes avec de lapidaires formules, « un enfant de Strasbourg », développant un « panafricanisme des likes », mais bien sûr sans engagement au combat – « la guerre derrière le pouce a des avantages », conclut Ousmane Ndiaye). La charge envers les néo-panafricains était attendue. Mais les intellectuels qui rendent possibles les valorisations anti-démocratiques sont les cibles attaquées avec le plus d’aigreur : si certaines captations de pouvoir sont observées avec une immense lucidité, c’est vis-à-vis des journalistes et des hommes de lettres qu’Ousmane Nidaye se montre le plus sévère. Ainsi, il entend dénoncer les intellectuels qui donnent du crédit à la notion de « dictature éclairée », et le romancier Boubacar Boris Diop est pris comme exemple de la « kagaméphilie ».
Ousmane Ndiaye cite de longs extraits d’entretiens où le romancier sénégalais défend le miracle économique rwandais dans une politique non ethnicisée, reléguant au second plan les libertés individuelles, et servant de caution à Paul Kagame. Dans la même veine, une longue lettre ouverte est adressée à la figure malienne de l’altermondialisme, la chercheuse et ancienne ministre Aminata Dramane Traoré, aujourd’hui maire de Missira et soutien du régime militaire d’Assimi Goïta : Ousmane Ndiaye en fait une figure de « l’occidentalisme à rebours », qui, sous prétexte de dénoncer l’ethnocentrisme des grandes structures internationales comme l’ONU, finit par affirmer que la lutte pour les droits démocratiques est une urgence relative mais finalement moindre que d’autres, et que des impératifs sécuritaires peuvent servir de prétextes dilatoires.
Ousmane Ndiaye balaie avec brio soixante années de « fictions démocratiques » qui ont faussé la confiance dans les élections, en analysant dans le détail les accommodements des commissions électorales, les démocraties de façade qui hypostasient les élections tout en escamotant le libre exercice des droits fondamentaux, dans le quotidien. Le « poids des ingérences » est également finement retracé, notamment « les deux guerres françaises », en Côte d’Ivoire en 2011 et en Libye, la même année.
Compromissions des intellectuels, fictions démocratiques, ingérence française : personne n’est épargné dans cet ouvrage d’une argumentation limpide. La démocratie que l’auteur appelle de ses vœux est une patiente construction, selon les mots de Pierre Rosanvallon cités en exergue : « Personne ne possède la vérité de la démocratie, car la démocratie est structurellement inachevée ».