Louga et Ndar / 2004

Avec nostalgie, Làmp Faal Kala relate, en wolof traduit ici par Alice Chaudemanche, son arrivée à Saint-Louis-du-Sénégal (ou Ndar). Les bouleversements qu’il a vécus l’année de ses 20 ans ont constitué une sorte de renaissance. Ce texte provient du recueil annuel de la Maison des écrivains étrangers et traducteurs de Saint Nazaire, autour du thème «avoir 20 ans».


En remontant le fil de mes souvenirs jusqu’à l’année de mes vingt ans, je vois qu’elle fut partagée entre deux villes : Louga et Ndar. Maintenant que j’y songe, les moments clés de mon existence semblent s’être donné rendez-vous cette année-là. D’avril à octobre 2004, j’étais à Louga, en train de préparer le baccalauréat qui, en m’ouvrant les portes de l’université Gaston-Berger, allait me conduire à Ndar. Il n’y a que soixante-dix kilomètres qui séparent ces deux villes mais malgré cette proximité géographique, elles sont très différentes. Ce que j’ai vécu dans chacune d’elles et les impressions que cela m’a laissées sont pour beaucoup dans le fait que je sois devenu écrivain.

Louga est la capitale du Ndjambour. Elle se situe au carrefour du Cayor, du Baol, du Walo et du Djolof. Par le passé, alors qu’une grande partie du pays était plongée dans des nuits sans paix à cause des conflits et des luttes de pouvoir, Louga, elle, jouissait d’une tranquillité que tous lui enviaient. Avec l’invasion des colonisateurs, guerres et conflits ont embrasé tout le pays et Louga ne fut pas épargnée : Lat Dior y a affronté les Français en septembre 1869. Mais la ville a ensuite retrouvé sa tranquillité, libérée des attaques des thiédos. C’est ce qui a attiré beaucoup de chefs religieux venus s’y installer ; on l’appelait « Dëkk Raw » (la ville refuge). La paix qui y régnait a aussi permis aux arts – percussions, chant, danse – de s’épanouir et ce encore aujourd’hui.

Meeting Saint Nazaire 2023 Lamp Faal Kala Louga et Ndar / 2004
Lat Dior, fresque sur le mur d’une usine à Bel-Air, un quartier de Dakar (Sénégal) © CC0/WikiCommons

À Louga, comme dans de nombreux endroits du continent, tous les événements, toutes les activités, même les plus quelconques, s’accompagnent de chants et de percussions. Dans les esprits, le nom de Louga est associé à la culture et en particulier aux troupes d’artistes ambulants qui font sa renommée. Cela n’a toutefois pas empêché l’enseignement coranique de s’y implanter solidement. Il est même arrivé que ces deux domaines, bien qu’opposés, l’un relevant du religieux, l’autre du séculier, se soient mélangés car certains, par ignorance, récitaient le Coran sur le rythme du taasu. C’était il y a longtemps et on pouvait observer le même phénomène dans d’autres régions du pays.

La principale activité des habitants de Louga est l’agriculture et chaque étape, des semailles aux moissons, est rythmée par les chants et les percussions. Cela a donné naissance à de nombreuses associations culturelles et artistiques comme le Cercle de la Jeunesse de Louga*, Ngalam, Démb ak Tey (Hier et Aujourd’hui). Le Festival International de Folklore et de Percussions* que Louga accueille tous les ans au mois de décembre continue d’entretenir la flamme de ce foyer culturel. C’est cette ville que j’aimais et qui m’était familière, qu’à vingt ans, à la fin du mois d’octobre 2004, j’ai laissée derrière moi pour aller à Ndar.

Je suis entré dans Ndar à l’heure où le soleil se couche. La lumière déclinait, le ciel se teintait d’une patine dorée. Les oiseaux planaient dans une brise fraîche qui contrastait avec la chaleur que j’avais laissée à Louga. Pourtant, j’avais le cœur lourd, toutes mes pensées étaient encore là-bas. Je plongeais dans une autre ville du Sénégal, bien plus grande et pleine d’histoire. Une ville frontalière de la Mauritanie, au nord, mais aussi une ville d’eau et de pêche, où le fleuve se jette dans l’océan.

Ce fut un changement important : nouvelles fréquentations, nouveau mode de vie… rien à voir avec la vie que je menais à Louga ! À l’université, les étudiants que j’ai rencontrés ne parlaient que de politique. À l’époque, l’affaire des chantiers de Thiès agitait le pays, on craignait des émeutes. Idi2, que tout le monde considérait comme le fils de cœur du président Abdoulaye Wade, était accusé d’avoir profité des travaux de rénovation de la ville de Thiès, dont il était maire, pour détourner des fonds publics. Il avait été inculpé et démis de ses fonctions de Premier ministre en avril 2004, quand j’entrais tout juste dans ma vingtième année.

À Louga, j’avais connu la réconfortante compagnie des khine et des chants, mais je ne retrouvais rien de tout cela à l’université de Saint-Louis. À Louga, il était rare que je passe une semaine sans déclamer de bàkk de louanges et de remerciements. Grâce à ma réputation de poète, je connaissais les meilleurs compositeurs de bàkk et les meilleurs joueurs de khine. Je me rappelle que j’avais même apporté un tambour à l’école. Notre club d’anglais avait alors pris un autre visage, il s’ouvrait à d’autres dimensions pour rendre notre culture plus visible. C’est tout cela que je laissais derrière moi, et cela me faisait me sentir bien seul. Finalement, je me suis résolu à aller chercher mes khines pour les ramener à Ndar. Petit à petit, j’ai réussi à mettre un peu de la vie que je menais à Louga dans celle que je menais à l’université. Tout est parti de notre chambre, Kawsara Faal 1K. Mes amis de Louga, dont j’étais très proche parce que nous avions toujours tout partagé, se sont mis à me rendre visite à Ndar. J’étais quant à moi de plus en plus sensible aux charmes de cette ville. Ce qui me plaît le plus ici, c’est le brassage des populations qu’on y rencontre : Toucouleurs, Sérères, Wolofs, Maures… Déjà, par le passé, l’histoire y a fait se croiser les Portugais, les Hollandais, les Français… Ennemis les uns des autres, ils ont cohabité un temps avant de se disputer la ville. Elle a d’abord été aux mains des Anglais avant de devenir possession française. Les édifices qu’ils ont construits sont toujours là, traces du passé dans le présent, vestiges de l’histoire de cette ville qui a été la capitale de l’Afrique Occidentale Française.

Meeting Saint Nazaire 2023 Lamp Fall Kala Louga et Ndar / 2004
Lamp Faal Kala © DR

La réputation de Ndar comme ville d’arts et de culture n’est plus à faire. Elle accueille tous les ans le Festival du Jazz* mais aussi d’autres rendez-vous musicaux comme RAPANDAR* et le Festival Slam Nomade* qui rassemblent des artistes et des performeurs. La ville est aussi connue pour son fanal. On dit que cette tradition remonte au temps où les signares, élégamment vêtues et parées de leurs plus beaux bijoux, allaient en procession à la messe de minuit*, à la lumière des torches que portaient leurs domestiques pour les éclairer à travers les rues. Comme dit Wolof Ndiaye, « rien ne dure sans se transformer ». De nos jours, le fanal de Ndar est moins une parade de personnalités importantes que l’occasion d’admirer l’habileté des habitants. À l’aide de bouts de bois et de papier, ils fabriquent des lanternes dans lesquelles se reflètent les bâtiments pour mieux révéler la beauté de la ville.

Cette année-là, quand j’étais encore à Louga, j’ai commencé à sortir de mes habitudes d’écriture et à inciter mes amis à prendre eux aussi la plume. Avec des camarades de l’English Club du lycée Malick-Sall, nous avons même publié un petit livre intitulé « Guiding Light ». C’est moi qui lui avais donné ce titre. Je dirigeais l’association mais nous partagions collectivement la gestion, la recherche du local, etc. Chacun faisait ce qu’il pouvait. Notre sœur Fatimata Ndao était chargée de rédaction et d’impression. Nous avions choisi les personnes les plus compétentes et les plus rigoureuses et nous leur avions confié des sujets à traiter. Moi je devais écrire sur la téléphonie mobile, ses avantages et les problèmes que cette technologie peut éventuellement poser. Mais à l’époque, j’étais surtout connu parce que j’écrivais des poèmes en anglais. On m’invitait dans les écoles et dans des émissions de radio. Il y a un jeu que nous faisions souvent avec mes camarades : ils écrivaient leurs prénoms sur un papier, me le donnaient, et j’avais quelques minutes pour inventer pour chacun un poème qui tienne la route, à partir des lettres de son prénom. En général je travaillais beaucoup le rythme pour qu’on puisse le scander, le chanter ou le battre sur un tambour – cela en impressionnait plus d’un.

Cette année-là, j’avais aussi écrit pour notre association une pièce de théâtre qui s’appelait « Fly or Die », partir ou mourir. L’idée m’en était venue parce qu’à l’époque beaucoup de jeunes n’aspiraient qu’à émigrer. Ils étaient nombreux à affronter l’océan pour rejoindre l’Europe et un nombre incalculable à y perdre la vie. Quand j’eus fini de l’écrire, je l’ai donnée à relire à un professeur, Ngor Ngom, pour qu’il m’aide à l’arranger. Un concours était organisé cette même année entre l’English Club de Louga et ceux d’autres localités : nous avons représenté « Fly or Die » et la pièce a remporté la compétition !

Au Sénégal, la scolarité est divisée en plusieurs filières. Moi, j’étais en « L », la filière destinée aux études littéraires, et cela me plaisait beaucoup. À vingt ans, j’étais en terminale. C’était l’année où je devais me spécialiser dans la matière que j’avais choisie. La philosophie occupait aussi une place importante dans le curriculum. C’est à cette époque que j’ai commencé à me pencher sur les œuvres des grands écrivains comme Léopold Sédar Senghor, Césaire, Victor Hugo, Voltaire et Racine. Je crois que le livre qui m’a le plus plu à l’époque, c’est Candide.

Notre famille n’était pas privilégiée. Nous aussi, nous devions faire preuve de courage et rêvions de partir pour pouvoir soutenir nos parents. Lorsque je n’étais pas en train d’étudier, je glanais çà et là des petits boulots d’électricien, métier que mon père m’avait appris. Je n’avais pas de quoi me payer des livres alors je compilais des extraits, surtout des textes de philosophie. La découverte de cette matière m’inspirait l’envie de comparer la pensée occidentale aux paroles de sagesse que nos anciens m’avaient transmises. Par exemple, je me rappelle que dans un commentaire de texte qui portait sur « La mort du loup », j’avais comparé « j’aime parmi les gens ceux qui se résignent sans gémir et portent bien leurs fardeaux »* avec ce propos que tenait mon grand-père Aladji Madieng Faa-ndiaye : « Au fond de la forêt, il y a une très bonne bûche qu’on appelle honnêteté. Si tu veux aller la chercher, pense à munir ta tête du coussinet qu’on appelle patience car elle est très lourde à porter ». Aladji Madieng Faa-ndiaye connaissait la vie, il était plein de bons conseils que je reprends souvent dans mes livres. Grâce à lui, je n’ai jamais porté aux nues les écrivains européens comme pouvaient le faire mes camarades. J’ai toujours dit que, certes, contrairement aux toubabs, lui n’a pas écrit, mais que la profondeur de ses paroles valait bien la clarté de leurs écrits.

Parallèlement, j’ai été initié au soufisme auprès de Mame Khadim Gueye chez Serigne Moustapha Fall Faty Kala – à qui je dois le kala qui figure à la fin de mon nom de plume : Lamp Fall Kala. Serigne Moustapha Kala m’aimait beaucoup, il m’a encouragé dans mes études. Par amour pour lui, j’ai redoublé d’efforts pour le satisfaire. Pendant que j’étais en terminale, la maladie s’est invitée chez lui. La dernière fois que je l’ai eu au téléphone, c’était pour lui annoncer que j’avais mon baccalauréat. Malgré la maladie, il m’a témoigné sa joie : « Ah ! Je suis très content ! Cela ne m’étonne pas : rien n’est inaccessible à celui qui travaille ! » J’étais déjà à l’université quand, peu de temps après, il nous a quittés.

La disparition de Cheikh Moustapha Borom Bélél m’a profondément affligé. Quelques mois auparavant, il m’avait donné son numéro de téléphone en me disant de lui donner régulièrement des nouvelles. Lui parti, comment le tenir informé ? J’ai pris l’écriture pour en faire la chaîne qui nous relie. Quand je suis seul, j’écris tout ce qui m’arrive, y compris ce dont je ne parle à personne, dans un carnet que je réserve spécialement à cet usage. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à écrire en wolof, parce que le wolof était la langue dans laquelle nous conversions, Cheikh Moustapha et moi, lorsqu’il était vivant.

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La tour de l’université Gaston-Berger de Saint-Louis (Ndar en wolof) © CC0/WikiCommons

À l’université Gaston-Berger, je me suis ouvert davantage à la littérature, surtout à la littérature africaine ou sur la civilisation africaine. Le premier roman que j’ai étudié, c’était Things Fall Apart de Chinua Achebe. Cette lecture m’a beaucoup marqué. Ce roman confirmait l’intuition qui avait guidé mes pas vers l’université. Il affirmait explicitement que nos langues sont des trésors de sagesse. Mais, après Cheikh Anta Diop, l’écrivain qui m’a sans doute le plus éveillé l’esprit, c’est Ngugi Wa Thiong’o. Il m’a donné les clés pour comprendre les secrets des langues, des littératures et des cultures. Beaucoup d’idées ont mijoté dans ma tête à partir de ce moment-là, comme le fait que ce qu’on appelle littérature africaine soit en fait écrit dans une langue étrangère dont elle ne partage pas l’héritage ou encore la nécessité qu’il y a à développer l’écriture dans nos langues. J’écrivais déjà en wolof mais j’étais encore loin d’imaginer qu’un jour j’écrirais des livres en entier. Puis j’ai entendu parler de Boubacar Boris Diop et de la parcelle qu’il cultive dans le champ de la littérature en langues africaines, cela m’a encouragé. Tout cela confirme que mon arrivée à Ndar, à vingt ans, a entraîné d’immenses bouleversements dans mon existence.

En évoquant ces souvenirs, mon cœur nage dans la nostalgie. Ce fut vraiment une époque déterminante de ma vie. Je me demande même si, au fond, mes vingt ans n’ont pas été une sorte de renaissance. Les changements qui sont survenus cette année-là ont été à l’origine des profondes transformations qui ont fait de moi celui que je suis aujourd’hui.


Traduit du wolof par Alice Chaudemanche