Ne pas pleurer des délires d’Orphée

Trois ans après Frère d’âme, qui lui a valu le Goncourt des lycéens et l’International Booker Prize, David Diop continue d’employer des moyens profondément romanesques pour ausculter l’Histoire, cette fois dans La porte du voyage sans retour. L’amour passionné du naturaliste français Michel Adanson pour une jeune femme wolof, Maram, permet de faire l’analyse subtile de la rencontre ratée entre le rationalisme des Lumières et l’Afrique. Ce nouveau roman magistral, élégiaque et poignant nous donne à lire la perversion de leurs relations par l’exploitation coloniale et l’infamie de l’esclavage.


David Diop, La porte du voyage sans retour. Seuil, 258 p., 19 €


On croise dans La porte du voyage sans retour de nombreuses personnes réelles : Michel Adanson (1727-1806) et sa fille Aglaé, les naturalistes Jussieu, Lamarck ou Guettard, les gouverneurs de Saint-Louis, Estoupan de la Brüe, et de Gorée, son frère Estoupan de Saint-Jean, mais aussi les rois du Waalo et du Kayor, évoqués à travers leurs démêlés politiques. Dans ce cadre historique, le romancier exerce sa puissance : David Diop contredit la nécrologie « officielle » d’Adanson publiée par son collègue Le Joyand, et invente une cause profonde au projet obsessionnel inachevé de son héros – une encyclopédie universelle, classant l’ensemble des êtres, et qu’il achèverait seul.

La porte du voyage sans retour, le nouveau roman de David Diop

David Diop © Eric Traversié

Quant à la « porte du voyage sans retour », c’est le surnom donné à la fois à l’île de Gorée et à une ouverture sur la mer de sa Maison des Esclaves, lieu de mémoire de la traite. Le choix de ce titre, en plus de sa charge poétique, affirme d’emblée la liberté du romancier par rapport à l’Histoire : il est incertain que la Maison des Esclaves de Gorée ait servi à la traite, et sa « porte », donnant sur des rochers, ne convenait pas à l’embarquement de prisonniers. En outre, ce bâtiment n’existait pas entre 1749 et 1754, quand Michel Adanson séjourna au Sénégal. C’est la valeur symbolique de l’expression, avec ce qu’elle a de tragique, qui fait sa force romanesque. En effet, le livre traite peu de l’esclavage dans sa réalité matérielle. En choisissant un héros français, bon, curieux, savant, désintéressé, David Diop s’attache surtout à ce qui a été perdu d’humanité, aux relations qui auraient pu s’établir entre l’Afrique et une Europe véritablement fidèle aux idéaux des Lumières. Il nous fait aussi entrevoir une alternative à la domination.

Dans le roman, le rêve encyclopédique d’Adanson échoue parce qu’il ne représente qu’un pis-aller : un moyen d’éteindre la douleur de l’amour perdu. Puisque nous n’arrivons pas à aimer le monde, décrivons-le, semble décider Adanson. Mais cette tentative de maîtrise, même au simple sens de « connaissance supérieure », est vouée à l’échec. En faisant jouer le romanesque – car on peut dire que l’aventure de Michel Adanson et de Maram l’est au plus haut point –, David Diop rend sensibles les failles ouvertes par la malédiction de l’esclavage et de l’esprit de lucre, et ce qui, dès 1750, est déjà perdu. Malgré toute la bonne volonté du héros, qui apprend le wolof, qui voit dans les Noirs des êtres humains, des égaux, qui devient ami avec Ndiak, son jeune interprète et guide, les actes du Français ont inexorablement des répercussions négatives pour les Africains qu’il côtoie. Quelle que soit sa quête de connaissances, malgré le fait que, venu en Afrique « pour découvrir des plantes », il ait été capable d’y « rencontrer des hommes », son idée d’implanter la culture de la canne à sucre par des hommes libres au Sénégal ne peut être qu’une utopie dans « un monde qui roulait sur la traite d’un million de nègres depuis plus d’un siècle ». Maram le lui dit bien : « Ignorez-vous que la Concession compte très certainement tirer profit de vos observations ? Soit vous êtes naïf, soit vous êtes de mauvaise foi ». Le personnage d’Adanson est rendu passionnant par ses ambiguïtés mêmes.

La porte du voyage sans retour, le nouveau roman de David Diop

Gorée, entrée du port, photographie d’Alfred Museau, « Voyage au Sénégal et au Soudan français » (1897) © Bibliothèque municipale de Dijon

La représentation des mécanismes de pouvoir et d’asservissement dépasse d’ailleurs le colonialisme. Ndiak renonce à ses ambitions de prince lorsqu’il s’aperçoit que son père, le roi du Waalo, ne se préoccupe pas de ses sujets. À cette occasion, il abandonne sans regret les cadeaux du roi du Kayor, éléments matériels d’une politique qui ne valent pas une vie, car il comprend quelle influence néfaste ont la diplomatie et le commerce européens sur les royaumes africains amenés à vendre leurs propres habitants. Une selle anglaise, objet de prestige devenue message politique, se transforme alors en fardeau que les personnages se repassent. Quant à Maram, son sort tragique vient également de sa condition de femme, du désir qu’elle inspire. Et si elle paraît se livrer au sort qui la frappe, c’est que le mal loge en ceux qui devraient l’aimer et l’aider : un membre de sa famille, qui la vend, et Adanson, qui appartient à la civilisation qui l’achète.

David Diop représente très finement les relations humaines, en particulier à travers les dons acceptés ou refusés. Le lien qu’Adanson tisse finalement avec sa fille grâce aux meubles, aux objets et aux symboles – la fleur d’hibiscus – qu’il lui lègue permet ainsi de représenter concrètement l’héritage et la transmission. À l’inverse, deux dons d’objets échouent. D’abord entre Maram et Adanson. De retour en France, le naturaliste a perdu le contact avec le monde de la jeune femme, d’abord par la langue, le wolof, dont l’usage au Sénégal influençait sa manière de penser. Puis le cadeau de Maram, une peau d’animal, se dessèche et ternit, avant qu’elle ne soit exhibée dans un cabinet de curiosités. Le naturaliste mourant tente aussi de renouer un lien par-delà le temps en léguant à une esclave antillaise ressemblant à Maram un souvenir de celle qu’il a aimée. Mais la ressemblance est dans l’œil de celui qui regarde et Madeleine, partie trop jeune d’Afrique, en a tout oublié.

Le souvenir, Adanson le retrouve par la sensation, l’odeur du bois d’eucalyptus brûlé, et plus tard par la représentation, lors de la première de l’opéra Orphée et Eurydice en 1774. Le naturaliste sait que la fin heureuse de Gluck n’est pas la vérité du mythe. Orphée a d’abord été incapable d’empêcher Eurydice de mourir, puis, cherchant à la sauver, il provoque son renvoi aux Enfers : c’est exactement l’histoire de Michel Adanson. Reste la déploration, dans le récit qu’il offre à sa fille, et que nous lisons.

La porte du voyage sans retour, le nouveau roman de David Diop

« Plan de l’île de Gorée » (XVIIIe siècle) © Gallica/BnF

Rapportant en grande partie les mots de Maram, il y décrit une Afrique à la fois concrète et poétique, avec de très belles scènes de fuite dans une mer éclairée par des animaux luminescents ou dans une forêt d’ébéniers. Et une culture magique qui donne à Maram la force d’agir en guérisseuse et en guerrière. Cette manière souple de considérer la nature s’oppose au traitement que lui font subir les Blancs : les forêts d’ébéniers disparaissent pour orner des meubles en Europe. Le rationalisme d’Adanson l’empêche de comprendre ce rapport au monde fondé sur une recherche de l’équilibre, de l’accord, jusqu’à ce qu’enfin, devenu vieux, il voie dans la croyance aux esprits des arbres « un des merveilleux subterfuges trouvés par certaines nations du monde pour limiter le pillage de la nature par les hommes ».

Très justement, David Diop donne dans le dernier chapitre la parole à Madeleine, l’esclave antillaise modèle d’un tableau qu’« elle détestait » : les esclaves ne peuvent être seulement l’objet du récit ou du portrait. Mais Orphée, privé de ce qu’il aime, s’incarne peut-être surtout dans les Africains déportés en Amérique. Dans les derniers mots du livre, Madeleine dit d’un vieil esclave attribuant son sort au « mauvais œil d’un Blanc-démon croisé quand il était tout petit » : « Je riais pour ne pas pleurer des délires d’Orphée ».

Si, par les faits racontés, La porte du voyage sans retour n’est pas aussi violent que Frère d’âme, David Diop parvient à faire sentir profondément les très grandes souffrances provoquées par l’esclavage, et tout ce qu’il a contaminé. En outre, son écriture transmet la finesse des sensations, particulièrement celles liées à la nature, que ce soit au Jardin du Roi, dans les serres françaises ou les forêts africaines. Il nous montre aussi la puissance de l’art : « la peinture et la musique ont le pouvoir de nous révéler à nous-mêmes notre humanité secrète », comme la littérature. Il donne à ressentir le bonheur, malgré tout, de la langue et de la parole, puisque son roman est essentiellement formé des récits des personnages : celui d’Adanson à sa fille, l’histoire de Maram racontée par elle-même, et les mots recueillis de Madeleine reprenant les propos d’un vieil esclave. Lorsqu’on a été dépossédé de tout le reste, le récit est ce qui subsiste, maintenant une transmission et une relation possibles.

Tous les articles du n° 133 d’En attendant Nadeau