Made in Nigeria raconte l’émigration d’un Nigérian et de sa famille vers les États-Unis dans les années 1990. Satire sociale, roman diasporique, récit d’une désillusion politique mais également de la persistance du rêve américain, ce cinquième roman de Sefi Atta donne aussi à penser les identifications complexes de la diaspora nigériane en Amérique, et son expérience du racisme.
Lukmon Ahmed-Karim n’avait pas prévu de quitter Lagos pour New York ; c’est sa femme, Moriam, infirmière déterminée, qui prend cette initiative, et décide de construire une vie meilleure pour leurs deux enfants, Bashira et Taslim. Employé de banque pétri de désillusions, anciennement professeur de littérature, Lukmon arrive donc aux États-Unis avec sa famille en 1999 pour s’installer temporairement chez son cousin Ismail puis dans le New Jersey.
Le roman suit cette transition particulière, qui se termine juste après le 11 septembre 2001, et les résistances de Lukmon à se fondre dans un modèle américain qu’il croit parfois comprendre en tant qu’universitaire, mais qui lui semble bien souvent très lointain. Le point de vue de Lukmon sur ce décalage inconfortable (et parfois comique) donne une saveur particulière à ce récit d’immigration, entre la satire sociale, le roman de mœurs, et le sitcom familial à l’américaine.
Grâce au regard à la fois défamiliarisant et instruit du protagoniste et narrateur, Made in Nigeria déploie la complexité des différentes assignations des personnages, et de leurs stratégies parfois radicalement opposées pour survivre et s’épanouir dans leur nouvel environnement. Lukmon n’est pas tout à fait un narrateur non fiable : le récit le montre confronté à ses faiblesses, ses aveuglements ou ses erreurs d’appréciation. Tantôt une voix assurée qui donne un avis tranché sur des questions épineuses, tantôt une voix hésitante qui préfère suspendre son jugement et observer le comportement de ses congénères, le narrateur met aussi en avant des perspectives différentes – celle de sa femme, ambitieuse, énergique, peu encline aux tentatives d’analyses sociologiques dont son mari lui fait part ; celles de ses enfants, qui s’américanisent rapidement. Moriam, Bashira et Taslim s’adaptent plus facilement que le protagoniste à certains aspects de la vie aux États-Unis, et à d’autres façons de penser et de vivre en famille.
Au contraire, Lukmon se moque par exemple des questionnements états-uniens sur le racisme et l’identité, et revendique plutôt un pragmatisme relativiste : « Les palabres autour du mont en N étaient fastidieuses. Je n’avais pas besoin d’attendre qu’un Blanc m’injurie pour savoir s’il était raciste ou pas. C’était facile à repérer. » Mais cette mise à distance parfois sarcastique de Lukmon cache souvent un intérêt sincère pour les débats animés sur le racisme aux États-Unis et l’amène à ses propres conclusions sur la nature du racisme structurel. C’est lui qui choisit de partir loin de New York, lorsqu’il réussit enfin à trouver un poste de professeur de littérature à Middlesex dans le Mississippi : il y découvre un monde où le racisme est partout, mais aussi les nuances d’un État marqué par la lutte pour les droits civiques. Son expérience, loin du New Jersey, lui inspire des comparaisons avec les dissensions qu’il a connues au Nigeria : « En Amérique, la politique était tribale par nature ; alors qu’en fait, le racisme ne l’était pas. Le tribalisme commençait avec des rivalités dont les récits étaient distordus au fil du temps. Le racisme commençait avec des mensonges, inventés dès le départ. »

Curieux et analytique, Lukmon est parfois victime de ses préjugés ou de son manque de nuance. Le roman examine ainsi les stéréotypes sous plusieurs angles : la perspective de Lukmon sur les Américains, Nigérians, et Afro-Américains ; la perspective des autres personnages américains ou de la famille de Lukmon ; et enfin la perspective d’autres immigrés nigérians qui relatent leur propre expérience ou donnent des conseils. Parmi eux, on trouve Ismail, cousin conservateur du protagoniste, victime du syndrome du bon immigré, pris dans le mythe de l’American Dream individualiste, obsédé par les marqueurs de la réussite sociale et financière. On découvre également Osaro, l’imposteur opportuniste, encensé par la critique littéraire, dont la réussite aux États-Unis tient à son récit autobiographique consacré à son parcours difficile (et inventé) au Nigeria. La trajectoire d’Osaro – elle-même portée par une tradition romanesque de l’imposteur, de John Banville au dernier Zadie Smith, en passant par les romans policiers de Patricia Highsmith, par exemple – devient un miroir déformant pour le protagoniste spécialiste de littérature.
Alors qu’il n’est pas dupe des travers de ces deux contre-modèles de réussite sociale, Lukmon distingue aussi dans ces personnages une tendance à se victimiser qu’il reconnaît chez lui. Ces contre-modèles interpellent aussi les lecteurs : si ces positionnements personnels et politiques pour se faire une place dans un système extrêmement hiérarchisé sont opportunistes et exclusifs, ils ne font que révéler l’injustice du système que Lukmon tente lui aussi d’intégrer. Ce dernier se garde de toute critique acerbe d’Osaro, dont la stratégie ne fait que mettre à profit l’ambiguïté de la fiction, de la non-fiction, et de l’autofiction : « La fiction, après tout, était souvent de la non-fiction déguisée. Ça n’avait rien de criminel. »
Ismail et Osaro semblent ainsi deux facettes ridicules d’une masculinité nigériane diasporique qu’ils tentent, chacun à sa manière, de définir : l’un en tant que bon immigrant acquis au matérialisme, à la compétition, au paternalisme misogyne et colorblind ; l’autre en tant que réfugié méritant, rescapé de la violence et de la pauvreté d’une Afrique fantasmée, fraîche addition au melting-pot dont les progressistes peuvent s’autocongratuler.
Made in Nigeria est le titre d’origine du roman, intitulé The Bad Immigrant en anglais, titre que Sefi Atta a décidé de changer lorsque l’expression est devenue un slogan du gouvernement nigérian. Ce titre peut faire référence à l’origine et aux difficultés d’identification des immigré·e·s de première génération, de leur attachement à leur culture d’origine, mais aussi à un questionnement sur la fétichisation des Africain·e·s aux États-Unis comme représentant·e·s d’une culture exotique : celles et ceux qui sont fabriqué·e·s ailleurs et qu’on exporte comme des marchandises. La romancière nigériane Chimananda Ngozi Adichie insistait en 2009 sur le danger d’une histoire unique. Mais Made in Nigeria pose une autre question : quels sont les ouvrages mis en avant en Occident comme les représentants d’une autre perspective (non-blanche, subalterne, opprimée) ? Est-ce que ces textes ne font que refléter les projections et les fantasmes de leur lectorat ? Proposent-ils une voix originale ou une voix volée ?
Si le protagoniste tente de préserver son identité nigériane de l’assimilation, il questionne la fétichisation des minorités ; en effet, son rapport à l’Amérique se construit aussi au gré de ses réflexions sur la recherche en littérature, peu prestigieuse et mal payée, et asservie à des phénomènes de mode dont Osaro n’est qu’une des incarnations. Made in Nigeria, roman de la diaspora, problématise donc le genre même dans lequel il s’inscrit. Il suggère que ces récits peuvent être écrits pour le confort moral et intellectuel d’un lectorat blanc, et donc se conformer à des structures narratives attendues : l’assimilation, le succès et la rédemption d’un immigré pauvre, transfuge de classe déconsidéré et incompris dans son pays d’origine.
Alors que Lukmon découvre aux États-Unis une littérature africaine qui se retrouve enfermée dans un canon rigide, façonnée par un regard occidental, son récit refuse ces structures attendues et déconstruit l’idée d’un lien de cause à effet entre la littérature et le progrès social : « Je n’ai rien constaté qui suggère que la littérature puisse changer le monde. Autrefois, j’en étais arrivé à la même conclusion à propos de Dieu. »
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.