Lorsqu’on évoque aujourd’hui le « monde occidental », c’est le plus souvent pour accoler à son image de prospérité et d’hégémonie celle d’une inéluctable décadence. De Martin Heidegger à Michel Onfray, la rhétorique réactionnaire a fait fond sur l’idée que le progrès technique était nécessairement lié à une déchéance morale de l’humanité. Peut-on, faut-il donner à la décadence de l’Occident un contenu plus substantiel que l’émanation d’une vague peur de l’autre et de la disparition, de la part de civilisations qui « savons maintenant que nous sommes mortelles » ?
Une des matrices des pensées déclinistes actuelles se trouve dans l’ouvrage d’Oswald Spengler (1880-1936), Le déclin de l’Occident , dont le premier volume eut en 1918 un retentissement considérable. Spengler prolongeait lui-même une tradition d’analyse de la chute de l’Empire romain illustrée par Montesquieu puis Edward Gibbon. Pour lui, le déclin en question désigne « une phase de l’histoire universelle qui s’étend sur plusieurs siècles et au début de laquelle nous nous trouvons en ce moment ». Comme l’Antiquité au IVe siècle, l’Occident a amorcé au XIXe siècle ce que Spengler identifie comme le passage de la culture à la civilisation : « La civilisation est le destin inévitable d’une culture. […] Les civilisations sont les états les plus extrêmes et les plus artificiels dont une espèce supérieure d’hommes soit capable. Elles représentent une phase finale ». Une bonne dose de nietzschéisme est renfermée dans l’idée que le déclin d’une culture résulte de l’affaiblissement de sa volonté de puissance. Spengler en fait une évolution inévitable : l’humanité survit, mais les cultures vieillissent et meurent suivant un schéma implacable. La civilisation européenne, dont le bouddhisme, le stoïcisme et le socialisme sont les productions ultimes qui préludent au retour à la primitivité et à la barbarie, a désormais complètement épuisé ses possibilités.
C’est en critique du « mythe moderne du progrès » que le philosophe français Jacques Bouveresse (1940-2021) a consacré tant d’efforts à analyser l’œuvre d’un « petit penseur réactionnaire » comme Spengler. C’est surtout pour rappeler que le déclin de l’Occident fait partie de ces « évidences les plus modernes » qui sont surtout « des présuppositions tout à fait contestables » réapparaissant périodiquement « avec une virginité tout à fait trompeuse ». La situation s’est en effet à ce point renversée que la figure classique de l’intellectuel progressiste s’est marginalisée, et que le catastrophisme est devenu la position de nos auteurs d’avant-garde. L’idée de la suprématie perdue des Occidentaux est dans l’air. Spengler présente aux yeux de Bouveresse cet intérêt que la fine fleur de nos penseurs en est devenue une armée d’« imitateurs inconscients », qui reproduisent ses erreurs sans avoir eu à le lire – précisément parce qu’ils n’ont pas pris la peine de le lire.

Ils incarnent ce que Manfred Frank a appelé une « variété de l’irrationalisme dionysien », partageant avec des représentants de la « révolution conservatrice » comme Spengler un préjugé favorable contre « les mathématiques, la logique et l’exactitude » (Musil). Or, le propre des discours sur la décadence, la dégénérescence, la décrépitude ou la corruption est de présupposer « une relation apparemment tout à fait simple à la vérité, la santé ou la normalité dont personne ne devrait plus oser se prévaloir aujourd’hui ».
Spengler présente sa description du déclin de l’Occident comme la conclusion d’une étude historique scientifique et rigoureuse, alors qu’elle résulte, comme l’a montré Bouveresse, d’une prédilection naïve pour les gigantesques synthèses, d’une pratique hasardeuse de l’analogie, et d’une prétention mégalomaniaque dans sa façon de prophétiser en visionnaire. C’est une philosophie du point de vue correct : se prévalant d’une « façon de contempler géniale », Spengler sait sans avoir à analyser. C’est grimer en talent une façon de faire « qui consiste en réalité à se dispenser de faire le travail qui devrait être fait », et à « tirer des conséquences inexactes de considérations qui sont tout à fait familières, et même passablement triviales, pour les théoriciens de la connaissance ».
Comme nos grands-mères, Spengler déplore que, si auparavant « on lisait et on pensait », « aujourd’hui on ne connaît que le football et les batailles de salon » [11]. La science, la technique, le journalisme, le sport, l’argent, le luxe, constituent la réalité de notre temps, que nous le voulions ou non ; la philosophie et l’art en sont exclus. Pour Spengler, l’adoption d’un point de vue cosmique permet de se résigner stoïquement à ce que telles soient les seules possibilités de notre époque. Lutter contre les catastrophes qui nous menacent, comme le font les rationalistes et les romantiques sous des modalités « superficiellement antithétiques, mais foncièrement identiques » [12], relève d’un refus sentimental de la tragédie. Mais il se pourrait bien, soupçonne Bouveresse, que cette affectation d’impassibilité objective masque la haine de la civilisation et le ressentiment contre l’intellect qui étouffaient Spengler.
L’attitude de Bouveresse n’est toutefois elle-même pas exempte d’ambiguïté. Tout en dénonçant les erreurs de Spengler, il est obligé d’admettre que « les faits lui donnent raison ». Par exemple quand il associe la fin d’une civilisation au césarisme, caractérisé par le déclin d’institutions politiques progressivement vidées de toute signification, un retour de plus en plus accentué au despotisme, et une gigantomachie des empires pour la domination complète du monde. La décadence combine « l’absence de toute vie politique réelle à l’intérieur et l’expansionnisme illimité à l’extérieur ».
Faut-il dire que la croyance en la réalité de notre décadence résulte simplement d’une attitude pessimiste ? Ce serait une « forme d’examen des choses » (Wittgenstein), un principe déterminant la manière dont les événements nous apparaissent, qui ne dépendrait en définitive que d’un tempérament. Comme l’écrit Neurath : « Celui qui veut construire, dans l’espérance et dans l’effort, un avenir joyeux, celui-là doit le savoir : aucune des “démonstrations” spengleriennes ne suffit pour l’en empêcher ; mais celui qui veut faire amitié avec la pensée du “déclin”, celui-là doit savoir qu’il le fait sur la base d’une décision, et non d’une démonstration. » Mais peut-être cette conclusion d’apparence sensée est-elle elle-même dangereuse. Car considérer Spengler comme un « défaitiste de l’humanité » (Thomas Mann) reviendrait en fait à accepter son diagnostic et à suggérer simplement que l’humanisme nous enjoint de lutter contre le cours de l’histoire. Cette réponse serait celle d’un « rite de conjuration sans aucun effet », qui conduirait finalement à embrasser la logique du pire.
Il se peut que la notion de décadence ne soit tout simplement pas opérante. Comme le rappelle Bouveresse, Musil la rejetait comme trop relative « à l’arbitraire de celui qui juge », estimant qu’« il y a environ autant d’espèces de décadence qu’il y a d’idéaux ». On peut en fait très bien se passer d’une métaphysique pseudo-scientifique du genre de celle de Spengler pour expliquer les aspects négatifs de notre société, qui sont des effets de l’augmentation du volume du corps social, de la complexification des relations interindividuelles et collectives et des « difficultés de transmission et d’action des impulsions directrices et organisatrices ».
Peut-être la conclusion la plus proche du cœur de Bouveresse, dans laquelle beaucoup peuvent aujourd’hui se retrouver, fait-elle écho à l’attitude de Wittgenstein, qui souligne que le progrès est la forme de notre civilisation plutôt qu’une de ses propriétés. Décrire sous l’angle du déclin une civilisation dont la forme consiste à progresser, c’est alors surtout dire qu’on ne se sent pas pleinement de cette civilisation, pas de son temps.