L’attitude ou « l’air philosophe »

De quoi des options philosophiques aussi fondamentales que le réalisme, le naturalisme ou le rationalisme sont-elles le nom ? Certainement pas de thèses ou de corps de doctrines, ni même à proprement parler de méthodes, mais, comme le suggère Stéphane Madelrieux, d’« attitudes ». C’est l’objet de son livre, qui tente de nous faire saisir ce concept subtil et assez éthéré.

Stéphane Madelrieux | La philosophie comme attitude. PUF, 432 p., 27 €
John Dewey | Nature humaine et conduite. Introduction à la psychologie sociale. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Bertrand Rougé. Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 256 p., 22 €

Qu’est-ce qu’une attitude philosophique ? C’est, par exemple, l’indifférence au fondement du scepticisme, le consentement qui régit la pensée stoïcienne, ou la détente du philosophe épicurien. On sait gré à l’auteur d’avoir enquêté sur cette passionnante question de l’impensé de la philosophie qui motive les philosophies, de cette posture ou position fondamentale — en anglais stance, comme dans la « stance empirique » de Van Fraassen ( Bas C. Van Fraassen, The Empirical Stance, Yale University Press, 2002) qui justifiera les partis pris subséquents de méthode et de doctrine, et fera de tel un dogmatique, de tel un matérialiste, de tel autre un pragmatiste. 

Le pragmatisme justement, spécialité de Stéphane Madelrieux, est choisi comme cas d’école pour décortiquer ce qu’est l’attitude philosophique. Les pragmatistes historiques ont insisté sur l’importance de la « manière de penser » (sous-titre de l’ouvrage fondateur de William James : Pragmatism. A New Name for Some Old Ways of Thinking, New York, Longmans, Green, 1907), de la « méthode des méthodes » (Charles Peirce), du « tempérament de l’intellect » (John Dewey). On peut ainsi relire l’ensemble de cette tradition à l’aune de l’esprit scientifique dont découle la méthode pragmatiste de l’enquête. Madelrieux analyse finement l’esprit pragmatiste, montrant par exemple que le faillibilisme, qui consiste à admettre que même la croyance la mieux justifiée pourrait se révéler fausse, est moins une croyance qu’une manière de croire. Il révèle les vertus de la « volonté de croire » comme méthode, et montre que l’« empirisme radical » de James repose sur un ethos fondamental, comme celui-ci le reconnaissait lui-même : « ma propre philosophie du flux a sans doute quelque chose à voir avec mon tempérament extrêmement impatient ». James se voit lui-même comme un « tendre », dans une alternative qui l’oppose aux « coriaces », optimistes et intellectualistes.

On peut se demander si cette réduction de la philosophie à une épistémologie quasi humorale ne fait pas un peu rapidement fi de l’argumentation. N’y a-t-il pas des raisonnements, des justifications, voire des connaissances, qui résistent à la constitution physiologique ou aux instincts ? Madelrieux n’en semble pas convaincu. Sans doute est-ce pour cette raison qu’il s’évertue, sous couvert de syncrétisme, à maltraiter la philosophie du rationaliste Peirce, qui cadre mal avec sa caractérisation de l’attitude pragmatiste (étonnant réquisitoire à partir de la page 134, qui atteint rapidement son point Godwin p. 140 : Peirce était vilainement raciste). Qu’on se rassure : « Heureusement, Peirce n’est pas entièrement fidèle » à sa propre philosophie, et a aussi un « côté jamesien ». Une telle relecture du pragmatisme a le mérite de l’originalité : face à un Peirce coupable de bloquer la voie de l’enquête, dualiste et antifondationnaliste (aucun mot sur la logique, et un aperçu confondant de sa métaphysique), James se révèle fondationnaliste, favorable à l’évidentialisme (à condition de le définir « de manière restreinte » !), et surtout « sécularisé » à toute force (à condition de sauver James de ses « surcroyances » !), contre les « lectures erronées » et la compréhension « simpliste et trompeuse » de nombreux commentateurs. Ces choix d’interprétation, qui ne feront bondir que les spécialistes, s’expliquent sans doute en partie par la nature de l’ouvrage, qui compile des articles réécrits. Le choix paradoxal de consacrer la moitié de l’ouvrage à la méthode, alors que la thèse globale est qu’une attitude n’est précisément pas une méthode, n’a sans doute pas d’autre cause. Mais l’ouvrage parvient la plupart du temps à faire oublier cette origine composite, notamment lorsqu’il discute dans sa deuxième moitié « L’esprit critique ». Il y dessine le plan d’une éducation minimale du sens critique, pour adopter l’attitude anti-dogmatique propice à une saine philosophie, dans la lignée de Rorty et de Dewey. 

John Dewey, L'attitude philosophique
John Dewey © CC0/WikiCommons

De ce dernier paraît, cent un ans après sa publication en langue originale, la traduction française de Human Nature and Conduct, ouvrage rédigé à partir de conférences données à l’université Stanford en 1918. Le problème avec Dewey est qu’il est aussi difficile d’être en désaccord avec ses propos que de se souvenir de ceux-ci à peine les a-t-on lus. Ses remarques sont généralement frappées au coin du bon sens, ce qui en philosophie est assurément une vertu. On y retrouve sans surprise un Dewey hostile à l’idéalisme et aux dichotomies, et favorable à la continuité davantage qu’aux distinctions tranchées. Plus spécifiquement, Nature humaine et conduite se donne pour mission, à des fins réformatrices, de poursuivre la tâche humienne d’une étude empirique de la morale humaine. Appliquant la méthode scientifique à la psychologie sociale, l’ouvrage invite à un exercice d’« ingénierie sociale » pour trouver les conditions d’un progrès moral dans l’amendement des conduites humaines. Les trois études consacrées respectivement à l’habitude (au sens riche conféré par Peirce et James à ce terme), à l’impulsion et à l’intelligence en fournissent la recette, avec une foi positiviste qui accuse le siècle qui nous en sépare. Puisque le soi n’est rien d’autre que le tissu des habitudes d’interaction avec l’environnement, et la morale l’ordonnancement des habitudes par l’intelligence, nous parviendrons à développer cette dernière en privilégiant la flexibilité et l’adaptation aux circonstances. 

Darwinisme bien compris, correction de l’expérience vécue et éducation à la rationalité sont les secrets du progrès. L’apparente bonhomie des propositions de Dewey ne doit toutefois pas nous leurrer : de tels engagements, qui vont délibérément à rebours de la philosophie morale traditionnelle, sont loin d’être anodins. Assimiler la morale à un secteur de la science moderne du comportement la tire vers une forme de déflationnisme éthique dévastateur, où le bien et le mal ne sont que les noms donnés à des possibilités une fois qu’on a décidé ou non de les favoriser, de sorte que « le mal n’est qu’un bien qui est rejeté ». Les fautes ne sont que des erreurs, et si potentiellement « tout acte relève donc de la sphère morale », la morale est partout parce qu’elle n’est pas grand-chose. 

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Cette attitude minimaliste a manifestement inspiré la conception de l’attitude philosophique prônée par Stéphane Madelrieux dans son livre : après l’éthique sans ontologie (Hilary Putnam, Ethics Without Ontology, Harvard University Press, 2004), il nous propose une « critique sans critère », une « thérapie sans dissolution », un « empirisme sans ontologie » pour finir par une « conversion sans religion ». Mais on n’a rien sans rien. La répudiation des fondements de la philosophie permet-elle encore de construire quelque chose ? Peut-être la réponse se donne-t-elle en chanson : « Pas de décor pas de costume c’était une putain d’idée / Aucune intonation et aucun déplacement / On s’est dit pourquoi pas aucun public finalement ».