Le Nord et le Sud, déterminés par les pôles respectifs, sont des cardinaux inamovibles. L’Est et l’Ouest sont des références plus relatives. La course du soleil permet de repérer le lieu de son apparition, naissance du jour, au levant, et celui de sa disparition au couchant. Ce couple Est/Ouest est établi mais il varie de position selon les saisons. Cet ordre céleste et terrestre astronomiquement identifié faisait l’objet de la première leçon de géographie élémentaire et, aussi, fondamentale.
Notre place sur la Terre : « c’est ici que je suis », là où notre ego croise la géo. Cette place, à l’ombre ou au soleil, nous est maintenant offerte instantanément, par le GPS (États-Unis) ou le Galileo (Union européenne). Ces systèmes de géolocalisation synchronisés appartiennent à l’Ouest géopolitique, face au Glonass russe et au Beidou chinois. Il reste à cet Ouest, hier dominateur, sur terre et sur mer, le méridien origine, celui de Greenwich, fixé à Londres, ligne conventionnelle, toujours reconnue, qui distingue, en longitude, l’est et l’ouest.
En attendant Nadeau est 48°51’N 2°22’E (pour le 27, rue de Saint-Ambroise 75011). « E » : Paris est, en longitude, à l’est du méridien de Greenwich. À la même latitude, on entre dans l’Ouest continental (W) vers Deauville.
Quant à l’Ouest maritime… Le navigateur Ulysse se guidait à l’estime, selon la course du soleil, de eôs, le levant, à zophos, le couchant. Les grandes navigations des Vikings, peuple du Nord, étaient estivales, à une latitude plutôt élevée, celle des nuits blanches. La sagacité de Régis Boyer nous a tracé ce vestrvreg (chemin de l’Ouest) atlantique, jusqu’au Vestribygd la colonie du Vinland (Terre-Neuve).
Jusqu’au XVIIIe siècle, la position en longitude d’un navire ne pouvait être fixée précisément, le calcul qui l’a permis est une conquête des Lumières. Il procède du perfectionnement du chronomètre embarqué, appelé garde-temps de marine, qui, malgré la houle, permet de comparer l’heure solaire locale à celle du méridien de référence, celui de Greenwich. La position dans l’espace est liée à la mesure du temps. Ainsi équipé, James Cook (1728-1779) navigua dans le Pacifique, dit le Grand Océan. Il avait toute confiance dans son garde-temps. Il avait aussi sollicité l’aide d’un pilote tahitien, Tupaia, dont les connaissances empiriques sur la position des îles complétaient ses calculs savants. Les navigateurs polynésiens connaissaient le ciel de leurs latitudes, situées entre les tropiques, ils appelaient Rua le chemin nocturne des étoiles, d’est en ouest, et se fixaient sur ces balises célestes pour déterminer leurs navigations. Ulysse pratiquait une Méditerranée XS, les Océaniens avaient leur culture marine, leur métis, à l’échelle XXL du Pacifique.
À l’extrême occident de l’Ancien Monde, les Européens ont distingué ces lieux où l’océan affirmait sa présence et sa puissance. Ces caps européens étaient des vigies vers l’ouest, Land’s End, pointe du Raz , Finisterre, cap Saint-Vincent. Avec un vaste continent, à l’est, derrière eux, ils envisageaient l’ouest atlantique comme un appel du grand large. Depuis leur cap Saint-Vincent, les Portugais ont inauguré les découvertes dites « grandes », qui ont lancé une occidentalisation européenne du monde.
Au-dessus de l’hydrosphère océanique, l’atmosphère est parcourue de courants d’air : la rose des vents. (Ici, celle de L’Atlas catalan, 1375, flotte sur les flots, l’ouest est le ponente, du latin ponere, se coucher, pas encore Ouest ou West (racine germanique westra)
Dans Le miroir de la mer, Joseph Conrad qualifie le Vent d’Ouest de Gouverneur ; « C’est le chef de guerre qui lance ses bataillons de grande houle atlantique à l’assaut de notre littoral. La voix impérieuse du Vent d’Ouest rassemble à son service toute la puissance de l’océan ». Gouverneur dans l’hémisphère nord, le vent d’ouest devient un tyran dans l’hémisphère sud, celui des roaring forties, les quarantièmes rugissants.

Relâchons un moment sur la terre ferme, continentale. L’ouest à sa place dans les cultures territoriales, les géographies vernaculaires. Dans la géographie musulmane, l’ouest est le Maghreb, il était un horizon lointain pour les savants installés à Bagdad. Au Xe siècle, il comprend l’Afrique du Nord, l’Andalousie et la Sicile… Empire du Milieu, la Chine a considéré sa vaste périphérie Xiyu Régions de l’ouest: 西域 comme une marge longtemps disputée aux peuples turco-mongols. Ce vaste désert traversé, d’oasis en oasis, par les routes de la soie a le statut de protectorat dès le VIIe siècle. Ces Ouest musulman et chinois ont donc aussi une valeur géopolitique, la Reconquista puis la colonisation annexeront le Maghreb. L’État chinois impérial puis la République populaire fera de cet ouest le Xinjiang (新疆), soit Nouvelle frontière.
Les habitants initiaux de ces frontières sont souvent devenus les damnés de ces territoires. Venus de l’est, des pionniers ont investi, « conquis », cet ouest, les Amérindiens et les Ouigours y ont payé et payent encore un lourd tribut… Ukraine, ce choronyme est apparenté à la notion de frontière, la situation à l’ouest d’un empire en fait une inconfortable position. Une malédiction ?
Pour les géographes de l’Ancien Monde, l’attrait du nouveau, posté à l’ouest, a été irrésistible. Cet occident rebattait les cartes, et les plus grands s’y rendent pour faire connaissance. Alexandre de Humboldt l’arpente pendant cinq années, Élisée Reclus reprend le témoin quarante ans plus tard. À vingt-six ans, Élisée part dans la Nouvelle-Grenade (la Colombie), il reviendra par les États-Unis. Ils ont été les premiers géographes à sortir de l’Ancien Monde pour enquêter sur ces contrées, leurs peuples, et comprendre ce qui s’y passait de nouveau.
En août et septembre 1904, le congrès International de géographie a lieu à Saint-Louis (États-Unis). Paul Vidal de la Blache, le maître de la géographie française, y participe… C’est sa première traversée de l’Atlantique (la seconde aura lieu en avril 1912 et son paquebot passera au-dessus du Titanic dix jours après le naufrage).
En 1904, il suit donc une grande diagonale vers l’ouest, océanique puis continentale. Vidal utilisait des carnets type moleskine, une sorte de boîte noire de papier (deux carnets seront utilisés pour ce voyage en Amérique du Nord, États-Unis et Mexique). Et sur ce format réduit mais maniable, il note impressions et informations.

1/ Les 2 pages des 28 et 29 août. Il est au milieu de l’Atlantique, il note les coordonnées de la position de paquebot à midi, l’état de la mer et du ciel, la distance parcourue en une journée.

2/ Le train Pullman passe le 100° méridien W le 25 septembre. Le Congrès entre ici au Far West. Enfin, le 27 septembre, l’excursion arrive au Grand Canyon, l’exiguïté de la feuille contraint son dessin, il note de la grande coupe géologique les couleurs et les formes.
Ce sont là des observations de nature. Mais beaucoup d’autres notes portent sur les campagnes et les villes, les modes de vie… Vidal enquête sur ce qu’il appelle « l’américanisme », soit l’Ouest Nouveau, en construction.
La guerre froide a cristallisé un bloc dit de l’Ouest. Il est formé des alliés du front de l’ouest de la guerre « chaude » face au bloc de l’Est rassemblé par l’URSS. Celui-ci est continental, l’autre est largement océanique, organisé autour de l’Atlantique, entre l’ouest de l’Europe et l’est des États-Unis. La chute de l’URSS disloque le bloc de l’Est, l’Ouest parait être le vainqueur de la confrontation qui a duré un demi-siècle. À tel point point que certains essayistes envisageaient le monde, simplement, tel « The West and the Rest ». Mais à l’extrême Est, l’Ouest va découvrir un rival, une situation qu’avait anticipée Reclus.
En 1894, il vient d’achever sa monumentale Géographie universelle, il porte alors un regard panoramique sur le monde. Dans un article publié à Londres, intitulé East and West, il envisage la mondialisation que nous venons de vivre au XXe siècle : « De l’est, de l’ouest viennent les mêmes exemples et les mêmes idées ; un courant continu se meut de peuple à peuple sur toute la rondeur de la planète, à travers les continents et les mers. Il ne saurait donc plus être question d’une lente translation du foyer de lumière dans le sens de l’orient à l’occident, suivant la marche du soleil autour de la Terre. C’est là un phénomène qui fut relativement vrai dans le passé, mais qui n’a plus de réalité dans le présent. Les lignes de circumlocomotion, par mer ou par terre, se dirigent dans tous les sens à l’ouest, à l’est, au nord, au midi. […] Cette annexion de l’Orient à l’Occident dans le monde de la civilisation moderne effraie nombre d’historiens et d’économistes ». Peut-on couper la parole à un tel prophète en géopolitique ?
Cet été, la houle, don du vent d’ouest, pousse au rivage les vagues propices aux funambules de l’onde.
« Et tout à coup, là-bas, d’une énorme vague qui jaillit au ciel, semblable à quelque dieu marin quittant les remous, un homme à tête noire surgit au-dessus d’une crête neigeuse. Bientôt ses épaules, sa poitrine, tous ses membres se révèlent à nos yeux. » Ainsi Jack London découvre le surf à Hawaï (21°15’N, 157°49’W). Plutôt, il le redécouvre car, en 1769, James Cook sillonnant le Pacifique avait signalé cette pratique tahitienne.