« Paris noir », la dernière grande exposition temporaire qu’organise le musée national d’Art moderne avant sa fermeture pour travaux, réunit les œuvres de quelque cent cinquante artistes. Il ne s’en dégage aucune unité formelle ou thématique mais une constellation qui s’étend bien au-delà des limites spatiales et temporelles qui la définissent.
Place Georges-Pompidou (Paris) – L’exposition « Paris noir » laisse manifestement un certain nombre de ses visiteurs à la fois perplexes et désorientés. Pour l’essentiel, la perplexité réagit à l’inégale qualité des œuvres présentées, quand leur accrochage moins strictement chronologique ou thématique que réticulaire favorise la désorientation. Sans nier l’hétérogénéité de l’ensemble ni les difficultés que l’on éprouve à s’y repérer, ce type de réactions trahit en réalité un malaise moins avouable, qui a partie liée avec l’ignorance à laquelle « Paris noir » confronte la plupart de ceux qui la parcourent, y compris parmi ceux (d’autant plus mal à l’aise donc) qui ont eu l’opportunité d’étudier l’histoire de l’art contemporain – puisque l’exposition embrasse la période 1950-2000.
Autrement dit, au moment même où cette exposition ouvre un horizon, elle découvre pour beaucoup un abysse ; et il est assez probable qu’une telle découverte suscite par suite chez une partie des visiteurs une forme d’agacement en prenant conscience que tout un pan de l’histoire de l’art contemporain ne leur avait pas été montré jusque-là, ni auparavant enseigné. Certes, on pourra toujours opposer qu’on ne leur a pas non plus caché un quelconque « Picasso » méconnu. Cela dit, si pareil argument peut encore rassurer une poignée d’esthètes aux repères d’autant plus solides qu’ils se veulent distingués, il ne saurait satisfaire la curiosité des autres, mais plutôt accroître leur exaspération.

Tout se passe en effet comme si, en se penchant sur le rôle des arts africains dans l’émergence d’un art moderniste tel que le cubisme, ou sur celui des arts caribéens dans celle d’un mouvement avant-gardiste comme le surréalisme, on avait non seulement entretenu avec ces « sources » une relation instrumentale, mais on s’était tenu pour quitte de cette histoire non moins moderne qui concerne la façon dont des artistes noirs, qu’ils soient africains, caribéens ou africains-américains, se sont intéressés aux arts européens.
Non pas nécessairement afin d’« assimiler l’École de Paris », comme le supposait Jean-Hubert Martin, justifiant ainsi sa préférence pour des artistes non établis en France parmi ceux qu’il sélectionna pour l’exposition « Magiciens de la terre » en 1989, ainsi que le rappelle Maureen Murphy dans le catalogue, mais parce que Paris se situant « à l’intersection des luttes », souligne-t-elle, il y régnait pour ces artistes noirs une forme de liberté artistique et raciale qui en faisait un « lieu d’ancrage et de passage », rappelle de son côté Audrey Célestine.
Au moins jusqu’aux indépendances, ces deux aspects – la liberté et la possibilité de lutter qu’elle offre – étaient étroitement liés au fait que Paris était la capitale d’un empire colonial et celle de sa contestation. Le paradoxe est à cet égard voisin de celui qui fit de Londres, pour nombre d’artistes issus des colonies britanniques, « une échappatoire » où « voyager, non pas à rebours, mais vers ce centre contesté », comme le signalait en 2004 Stuart Hall dans une conférence inédite que Maureen Murphy vient de publier en français aux Éditions de la Sorbonne : La modernité et ses autres. Trois « moments » dans l’histoire d’après-guerre des arts de la diaspora noire.
Certes, quelques-uns de ces Parisiens d’élection repartirent à l’étranger, soit pour y poursuivre la lutte, comme Ted Joans en Algérie, soit pour échapper aux formes de racisme typiquement françaises, que subirent avec d’autres le peintre sino-cubain Wifredo Lam et le graveur indien Krishna Reddy, régulièrement pris pour des Algériens pendant la guerre. Si, dès son arrivée en France en 1948, James Baldwin eut conscience que les Algériens y connaissaient un sort comparable à celui des Noirs aux États-Unis, il savait aussi que sa personne n’y courait pas le même risque mortel que dans son pays natal. Ce savoir le décida à y faire venir son ami, noir et gay comme lui, Beauford Delaney en 1953, lequel traversa l’Atlantique cet été-là avec son confrère Herbert Gentry sur le Liberté.
En apparence, pourtant, la peinture de Delaney est peut-être l’une des moins politisées de l’exposition. Sa facture épaisse, grenue, son graphisme aléatoire, presque enfantin, la stridence de ses verts et l’éclat de ses jaunes, la quiétude des poses de ses modèles, tout en elle semble tenir à l’écart sa condition d’homme noir homosexuel né dans le Tennessee, jamais vraiment sorti de la pauvreté ni des troubles psychiques qui l’assaillirent jusqu’à l’emporter. « À l’écart » ou « en respect », à la manière d’Henri Matisse maintenant entre son art et ses malheurs une irréductible distance, ainsi que l’ont relevé Monika Gehlawat et Levi Prombaum dans leurs contributions à un volume consacré aux relations entre Delaney et Baldwin paru en début d’année aux Duke University Press : Speculative Light: The Arts of Beauford Delaney and James Baldwin (non traduit en français).

Dans un texte bref qu’il lui consacrait en 1965, l’écrivain suggérait d’ailleurs que, s’il était peut-être « si frappé par la lumière dans les peintures de Beauford, [c’est] parce qu’il vient de l’obscurité ». Une lumière, remarque Quentin Miller, citant Baldwin, qui revêt une valeur « aveuglante », contraire et cependant homologue à celle que provoque ordinairement l’obscurité, en sorte que la couleur, en apportant la lumière, dissout chez lui le dessin, à l’image du portrait de la cantatrice Marian Anderson (1965, Richmond), dont Delaney exécute l’année suivante une version abstraite, Marian Anderson Jazz (CNAP, Paris). Dans le catalogue, Robert O’Meally, également contributeur de Speculative Light, y décèle la traduction des vibrations de la voix de Marian Anderson, ou les accents de la musique jazz que le peintre a associée à la chanteuse classique.
Sur ce sujet, on pourrait aussi se demander, suivant cette fois la suggestion de Mark Godfrey dans le catalogue de l’exposition qu’il avait organisée en 2017 à la Tate Modern de Londres, Soul of a Nation. Art in the Age of Black Power, et qui a inspiré celle de Paris bien qu’il n’en soit pas fait explicitement mention, dans quelle mesure le jazz, en tant que musique abstraite et politique, a pu favoriser cette affinité dans la peinture noire des années 1950-1960. Parmi ceux exposés au Centre Pompidou, nombre d’artistes plastiques jouaient ou composaient du jazz, tels Gerard Sekoto, Zirignon Grobli, Henri Guédon (cofondateur d’un groupe répondant au doux nom des « Bougnouls All Stars »), Romare Bearden, Gordon Parks, Sam Middleton ou Gentry, le compagnon de voyage de Delaney.
Comme Ernest Mancoba, qui en fut membre, Gentry fut également très proche du groupe CoBrA (pour « Copenhague, Bruxelles, Amsterdam ») fondé à Paris en 1948, dont les membres, originaires de ces trois villes, avaient trouvé dans la dimension collaborative et improvisée du jazz une confirmation des expérimentations dada. Si l’ouverture de CoBrA comme des mouvements modernistes qui l’ont précédé aux arts extra-européens, voire extra-occidentaux, est précisément définitoire de son modernisme, alors il convient de reconnaître en retour que l’art réalisé par des artistes noirs en Occident tire une partie de son modernisme, non pas seulement de son caractère non occidental, mais aussi des arts extra-africains auxquels ils se sont ouverts à leur tour, notamment à Paris, qui fut pour cette raison même à la fois un creuset créatif et un « véritable laboratoire panafricain », « un véritable carrefour insurrectionnel », selon les mots d’Alicia Knock, commissaire de l’exposition.
Cette dernière pointe donc en passant cette ironie de l’histoire qui veut que ce soit à Paris que cette rencontre a eu lieu, mais que les Parisiens n’en ont presque rien su, ou finalement assez peu, si bien qu’ils en ont gardé des souvenirs épars, au contraire peut-être des banlieusards, qui se souviennent que Sydney Bechett s’installa à Grigny, Henri Guédon à Aubervilliers et Delaney à Clamart, où Paulette et Jane Nardal, inspiratrices de la négritude, tenaient salon, et où Ernest Mancoba comme Iba N’Diaye finirent leurs jours.
Quoi qu’il en soit, il est un fait qu’à Paris ont retenti des sons à la fois anciens et collectifs, actuels et personnels, qui résonnent non seulement avec ceux de la modernité, mais qui la composent à parts égales, et non seulement en guise de contrepoint. Tant et si bien qu’ils anticipent à bien des égards sur les accents pris par des artistes plus contemporains, tels qu’une partie d’entre eux se font entendre en ce moment à la Bourse de Commerce dans le cadre de l’exposition « Corps et âmes ».
Il existe en effet une parenté de motif et de facture entre la vaste toile intitulée Tabaski, la ronde à qui le tour ? (1970, Collection Jom, Dakar) d’Iba N’Diaye et celle qu’a peinte sur écorce Michael Armitage : Dandora (Xala Musicians) (2022, Pinault Collection). De même, K. K. K. (1979-1983, collection particulière) de Guédon fait écho à l’extrait de Naissance d’une nation (1915) de David Griffith que reprend Arthur Jafa dans son montage vidéo hypnotique, Love is the Message, the Message is Death (2016), diffusé dans la rotonde de la Bourse de Commerce, comme il renvoie aux figures encapuchonnées que dépeignait Philip Guston à la même période après avoir renoncé à l’abstraction.
Dans un autre registre, la présence de cheveux synthétiques dans Nèg Mawon (1971, collection de l’artiste) de Rico Roberto prépare l’exposition sous forme de trophées des mêmes cheveux dans l’Hommage aux ancêtres marrons (1994, collection de l’artiste) que rend Élodie Barthélémy, ou bien celle de One Stone Head (1997, Pinault Collection) de David Hammons. « Le cheveu noir était alors la seule chose qui ne vienne pas de la culture de l’oppresseur », expliquait ce dernier, et il occupe encore une place centrale bien que moins radicale dans l’exposition de l’œuvre de l’artiste contemporain bahaméen Tavares Strachan qu’organise actuellement la Kunsthalle de Mannheim.
Car la constellation autant formelle que thématique qu’esquisse « Paris noir » s’étend bien au-delà des limites spatiales et temporelles qui la définissent. L’usage figuratif que fait Clem Lawson des perles de verre dans les années 1980, par exemple, n’est pas sans rapport avec celui, abstrait, de Kapwani Kiwanga pour l’installation Trinket (Pacotille) présentée à la Biennale de Venise l’année dernière. De façon plus troublante, la manière dont José Legrand a détouré une photographie de Paris Match montrant des manifestants martiniquais brûlant le drapeau français à l’occasion d’une visite de Valéry Giscard d’Estaing sur l’île en 1974 en vis-à-vis d’un agrandissement du cliché original (Sans titre, 1975, collection de l’artiste) paraît avoir directement inspiré le diptyque qu’a conçu en 2018 Hank Willis Thomas sous le titre All Deliberate Speed d’après la célèbre photographie de Stanley Forman prise à Boston en 1976, et surnommée par la suite The Soiling of Old Glory.
Les toiles libres peintes qu’appendait Sam Gilliam, comme Cape II, (1970, Saint-Étienne), quand il ne les détruisait pas, préparent dans un registre moins somptueux les « manteaux » d’El Anatsui, tel le gigantesque Sasa (2004) que conserve le musée national d’Art moderne. De même, l’installation composite elle aussi en forme de chutes de Valérie John autour de laquelle tourne l’exposition, Secret(s)… (1998-2025), que lui a commandée le Centre Pompidou, prélude à la commande passée cette fois par le musée national de l’Histoire de l’Immigration pour sa réouverture à Gaëlle Choisne, Marchandage (2023), qui ouvre le parcours permanent du Palais de la Porte Dorée.

De la diversité de ces exemples et de bien d’autres encore, puisque « Paris noir » réunit les œuvres de quelque cent cinquante artistes, il ne ressort évidemment aucune unité formelle ni thématique, mais bien un principe de disparité qui en traverse la plupart des formes et indique par là quelques thèmes communs. Une proportion significative d’œuvres – pour ne pas dire les œuvres les plus significatives – adopte en effet des techniques de montage, de collage, d’assemblage, des factures heurtées, syncopées, qui tendent à fractionner les figures, les motifs et jusqu’aux œuvres elles-mêmes, au point qu’on est tenté d’y lire l’expression moins d’une condition noire que d’une situation diasporique – même si c’est là jouer sur les notions puisque, pour nombre d’artistes noirs, l’expérience diasporique conditionne leur situation, que ce soit à l’échelle de la géographie ou sur le plan historique et mémoriel. Tout l’intérêt d’une telle correspondance tient au fait que la forme diasporique, pour la désigner ainsi, dit à la fois la rupture et la continuité, la disparition et la diffusion, l’oubli et le souvenir, en un mot le maintien et la réinvention d’une identité noire à travers ses reconfigurations permanentes.
Que ces techniques de fragmentation ne soient pas propres aux artistes noirs mais qu’elles ressortissent davantage à l’histoire des avant-gardes artistiques n’ôte rien à la modernité des premiers ; le fait confirme simplement qu’ils ont partie liée à cette histoire, et qu’elle leur doit par conséquent autant qu’aux artistes blancs. Si Paris fut bien la capitale mondiale de l’art (même s’il y aurait une intéressante histoire de l’art à écrire de ceux, parmi les artistes, noirs ou non, que la ville n’attira pas et n’attire plus), alors elle doit assumer le caractère international de celui qui y fut créé, et qui sans cela n’aurait pas été jugé moderne.
La désorientation dont souffrent certains visiteurs pourrait alors bien être le symptôme d’une désoccidentalisation qui ne s’assume pas tout à fait politiquement alors qu’elle n’a jamais cessé de s’en prévaloir esthétiquement. L’exposition amorce en ce sens un rééquilibrage en pratiquant une sorte de décentrement méthodique qui prend avec elle valeur de recentrage, et par conséquent de mise au point ; aussi sa commissaire appelle-t-elle à « encourager la recherche » à partir des œuvres qu’elle et ses équipes ont réunies.
Nul doute que l’événement suscite des vocations en ce sens, comme il attise déjà la curiosité qui y prélude. L’élan demeurera toutefois sans lendemain et les espoirs qu’il suscite seront inévitablement déçus faute de financer ladite recherche, pour le dire de façon plus pragmatique que programmatique. Le Centre Pompidou fournit même quelque motif à la décourager aussitôt en organisant simultanément l’exposition de la collection Jean Chatelus, tout juste donnée au musée, qui s’avère moins « énormément bizarre », comme le vante son titre, qu’extraordinairement datée à tous égards. Le plus saillant étant celui qui consiste à désigner chacune des seize statuettes africaines que le collectionneur avait rassemblées dans son « cabinet de curiosités », comme il l’appelait, par un mot que n’emploient plus guère que les missionnaires, s’il en reste, celui de « fétiche ». Comme si, au sein d’une même institution aussi bien qu’à l’extérieur de celle-ci, deux mondes continuaient d’évoluer sur des trajectoires strictement parallèles.