Conakry, capitale des révolutions

En 1968, le couple formé par Miriam Makeba et Stokely Carmichael s’installe en Guinée alors socialiste. En publiant un essai bref et tranchant sur un épisode majeur mais tombé dans l’oubli de l’histoire postcoloniale, Elara Bertho, chercheuse dans le domaine des littératures africaines et de l’histoire intellectuelle et culturelle d’Afrique francophone, veut « ré-africaniser ces trajectoires militantes globales en montrant comment Conakry a joué un rôle de carrefour intellectuel et culturel ».

Elara Bertho | Un couple panafricain. Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée. Ròt-Bò-Krik, 160 p., 13 €

Un couple panafricain, petit ouvrage extrêmement bien informé et tout à fait accessible aux non-spécialistes, s’inscrit dans tout un courant visant à décentrer, ou pour mieux dire à recentrer, le point de vue postcolonial à partir des expériences africaines. Il s’agit donc d’une biographie croisée et ciblée de ce couple d’artistes/intellectuels de premier plan des années 1970 : la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba, exilée des années 1960 jusqu’à la libération de Nelson Mandela en 1990, et le militant afro-américain d’origine trinidadienne Stokely Carmichael. Pour Elara Bertho, qui décrypte ce que peut signifier aujourd’hui leur histoire à partir de l’expérience de terrain des années guinéennes, il ne faut « pas se contenter des pôles impériaux que sont Paris, Londres ou New York ». Au demeurant, l’importance du décentrement se fait également sentir dans le monde francophone, cet essai venant, là aussi, combler un vide, ce que confirment deux anecdotes pas si anecdotiques que cela : d’une part, une partie des textes de Stokely Carmichael que cite Elara Bertho n’ont jamais été traduits en français ou sont épuisés ; d’autre part, lorsque l’autrice de l’ouvrage a participé récemment à un célèbre podcast de vulgarisation historique, il s’est avéré que les abonné·es du podcast ne connaissaient Makeba que… via la chanson de Jain !

Afin de comprendre l’objet de cet essai, il faut savoir que le rôle de l’aventure guinéenne dans la vie de ces deux figures historiques a été constamment marginalisé ou invisibilisé : pourtant, Stokely Carmichael a passé beaucoup plus de temps en Guinée, à partir de son installation avec Miriam Makeba en 1968 et jusqu’à sa mort en 1998, que dans n’importe quel autre endroit ; il y a adopté un nouveau nom, Kwame Ture, double hommage aux figures de proue du mouvement panafricain postcolonial Kwame Nkrumah et Sékou Touré. Comme l’explique Elara Bertho dans une conclusion d’une admirable concision, à la « saturation » des années 1970 a succédé le vide : « personne ou presque ne se souvient du passage du couple en Guinée ».

Elara Bertho. Un couple panafricain. Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée
Miriam Makeba et Stokely Carmichael au festival panafricain d’Alger, hôtel Saint-Georges (23 juillet 1969) © Guy Le Querrec / Magnum

L’essai, agrémenté de nombreux documents iconographiques aussi passionnants qu’essentiels à la compréhension du propos, se divise en quatre chapitres qui suivent l’ordre chronologique : Elara Bertho s’intéresse tout d’abord à l’importance de Conakry dans le processus de décolonisation politique et idéologique dans les années 1960, puis à Miriam Makeba et Stokely Carmichael eux-mêmes, au couple qu’ils ont formé pendant presque une décennie ; elle interroge ensuite plus en détail la dimension militante panafricaniste de cette installation en Guinée au service du régime de Sékou Touré ; le dernier chapitre propose de réfléchir à l’articulation relative entre mémoires et oublis dans les décennies qui ont suivi. La grande qualité du travail d’Elara Bertho est de s’appuyer à la fois sur des archives d’un accès relativement aisé et sur les archives familiales de Bokar Biro Ture, le fils de Stokely Carmichael, ainsi que sur la riche production discographique de Miriam Makeba pour le label Syliphone. En ce qui concerne l’archive discographique, répertoriée par le musicologue Graeme Counsel et donnée en annexe de l’essai, elle permet de voir que la période la plus « saturée » – pour reprendre la formule d’Elara Bertho – de l’engagement panafricain du couple se situe bel et bien entre 1968 et 1975.

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Dans le premier chapitre, Elara Bertho revient sur la façon dont la Guinée s’est inscrite radicalement contre le projet de collaboration privilégiée avec la France – vu comme une tentative de tutelle – en étant une des seules entités de l’empire colonial à voter non lors du référendum de 1958, obtenant par là même son indépendance. Entre 1958 et la fin des années 1960, la Guinée devient un fabuleux laboratoire pour la mise en pratique, au plan culturel et politique, de la « décolonisation des imaginaires ». Sans omettre la face sombre du régime de Sékou Touré, qui glissa progressivement vers l’autocratie, ni les incarcérations, les tortures et les exécutions arbitraires d’opposants, le livre insiste aussi sur « l’angle des migrations féminines », en partant du récit de Maryse Condé, La vie sans fards, pour évoquer plusieurs figures moins connues de militantes investies corps et âme dans le projet décolonial guinéen.

Bien sûr, la principale figure féminine à laquelle s’attache Elara Bertho, à partir du chapitre 2, c’est Miriam Makeba, depuis le film Come back, Africa qui a fait d’elle une vedette internationale, en 1959, jusqu’à son installation à Conakry ; Elara Bertho note la différence entre les stratégies discursives et rhétoriques au sein du couple, dans la mesure où Makeba « revendique une grande humilité dans la présentation de ses discours, ce qui les rend, par là même, irréfutables ». Si Miriam Makeba a fini par s’installer durablement dans un pays africain, c’est en raison d’un incident qui ne manque pas d’avoir certaines résonances aujourd’hui : alors qu’elle devait poursuivre ses tournées avec Harry Belafonte, qu’elle-même considérait comme son mentor, l’exigence de la délégation africaine aux Nations unies que le duo ne chante pas une chanson en hébreu – suite à la guerre des Six Jours – fait soupçonner Makeba, qui n’a pourtant émis aucun avis, d’antisémitisme ; Belafonte met fin à leur collaboration et Makeba plie bagage pour retourner en Afrique avec ses musiciens.

Le chapitre 3 s’attache à montrer les différences entre la trajectoire de Stokely Carmichael, qui se met spécifiquement au service du chef d’État Sékou Touré, et celle de Miriam Makeba, qui devient « une véritable icône du régime socialiste » tout en faisant de sa maison « l’ambassade des Sud-Africains en exil ». Elara Bertho cite notamment un article de Khalil Diaré, qui, en 1970, « instaure un équilibre entre la stature internationale de la chanteuse et son choix de la Guinée, en soulignant le paysage musical extrêmement local et les références textuelles à la politique du Parti ». En se servant de la Guinée non comme base arrière mais comme moyeu central, Makeba multiplie les tournées sur le continent, en chantant dans près d’une dizaine de langues, dont certaines qu’elle ne « donnait l’illusion de maîtriser » qu’au moyen de « transcriptions phonétiques ».

Elara Bertho. Un couple panafricain. Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée
Miriam Makeba et Stokely Carmichael célébrant leur mariage devant la maison de la mère de Carmichael (Bronx, New York, mai 1968) © D.R.

Un des aspects les plus fascinants des interactions entre Stokely Carmichael et Sékou Touré réside dans le fait que, comme tous les textes politiques publiés en Guinée dans les années 1970 étaient signés par le président, il est difficile de savoir quels discours et quels articles ont pu être influencés voire écrits principalement par Carmichael, et quelles traductions en anglais sont issues de la plume de ce dernier. L’enquête implique donc de prendre acte de ce geste fondamental de désindividualisation, ou de signature collective rapportée à la figure du chef. Pour Elara Bertho, toutefois, il est évident que « Kwame Ture est le maillon qui permet de comprendre la très large réception de Sékou Touré dans le monde anglophone ». Dans le chapitre 4, elle poursuit d’ailleurs, en refusant de décider si le couple Makeba/Carmichael a fermé les yeux sur les crimes du régime de Sékou Touré ou s’ils n’ont vu qu’une partie de cette terrible réalité, car cela la « placerait dans une situation de jugement a posteriori [qu’elle] refuse d’adopter ». C’est d’ailleurs un des nombreux points forts de ce petit livre : l’autrice donne tous les éléments, ouvre les dossiers et n’exclut aucune piste, tout en refusant une forme de surplomb. Ce qu’elle fait, notamment, c’est qu’en comparant la trajectoire du couple avec celle d’Eldridge Cleaver et en s’appuyant sur les travaux de Sarah Fila-Bakabadio, elle montre à quel point l’ancrage de ce « couple panafricain » était profond, et comment ils ont tous deux refusé d’« exporter » en Guinée leurs propres combats antérieurs, s’attachant à voir la situation des droits des Noirs à partir de Conakry et de la situation postcoloniale.

Ainsi, une des qualités d’Un couple panafricain est d’inviter à ouvrir les archives et à reprendre à nouveaux frais un certain nombre d’événements – et de parcours biographiques – en prenant garde de ne pas rester tributaire des formes de marginalisation induites par une historiographie asymétrique. Or, comme Elara Bertho le souligne, « les sources africaines existent, elles doivent être examinées pour écrire des histoires qui rendent justice au caractère transnational des carrières panafricaines de ces militants ». Par-delà le cercle des spécialistes, et en parfait accord avec la ligne éditoriale de Ròt-Bò-Krik, la chercheuse ne cache pas que, par son travail, elle en appelle aussi à « la mémoire militante contemporaine ».


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.