Une Arménie de papier

Trois livres relatifs à l’histoire de l’Arménie et des Arméniens viennent de paraître, qui sont autant de réponses au négationnisme du génocide de 1915 et à l’indifférence. Jean-Luc Sahagian, Boris Adjemian et le trio formé de Vincent Duclert, Thomas Hochmann et Raymond H. Kévorkian abordent, sous des angles très différents, la tragédie d’un peuple broyé.

Jean-Luc Sahagian | La maison de Tamam. L’Arménie à Marseille. La Bibliothèque, coll. « L’écrivain voyageur », 172 p., 16 €
Boris Adjemian | La Bibliothèque et le survivant. Un intellectuel arménien au siècle des génocides. Anamosa, 622 p., 30 €
Vincent Duclert, Thomas Hochmann et Raymond H. Kévorkian | Arménie. Un génocide et la justice. Les Belles Lettres, 158 p., 19 €

La maison de Tamam est un ouvrage attachant et nécessaire car il permet la survie par les mots d’un petit monde qui a disparu : un village arménien bâti par ses habitants sur une friche marseillaise appelée le Vallon des Tuves. Jean-Luc Sahagian l’a connu dans son enfance, lorsqu’il rendait visite à sa grand-mère. Celle-ci, « vêtue de noir, comme d’un autre temps, d’une autre géographie, vivait environnée d’un monde de secrets » qui « filtraient rarement à travers la porte cadenassée de son visage ». L’auteur se livre à une enquête pour entrevoir et, quelquefois, imaginer sa destinée. L’impasse, la Traverse du Four à Chaux, regroupe des survivants de la ville de Tomarza. C’était un « morceau du Marseille ouvrier » mélangé à « un bout d’Arménie anatolienne d’avant le génocide ».

Lors du génocide de 1915, Tamam âgée de cinq ou six ans, est déportée avec sa famille à Alep ; sa mère meurt de fatigue et de faim ; les rafles se succèdent. Elle erre dans un hôpital, est recueillie par un médecin, puis va se réfugier dans un orphelinat arménien. Elle se retrouve ensuite à Izmir en pleine guerre gréco-turque, et parvient à gagner Athènes où elle épouse un Arménien qui meurt dans accident de mine. Veuve à l’âge de vingt ans, elle arrive avec sa petite fille à Marseille. Elle ne s’y sent pas chez elle mais elle sait que « le malheur est tenu à distance » et que « des soldats ne viendront pas troubler la quiétude des collines ». En 1936, elle refuse de partir pour l’Arménie soviétique. Elle est successivement ouvrière, bonne puis surveillante dans une école arménienne. Le seul moment où sa vie recouvre un sens se situe dans « la petite église bondée » où « tout le monde ressent la présence des fantômes ». Devenue âgée, dans ses cauchemars, elle revoit aussi « les gueules de bourreaux » turcs.

Jean-Luc Sahagian, appelé par les vestiges du quartier en déshérence qu’il visite régulièrement, en fait revivre avec beaucoup de sensibilité certains habitants. Nadejda, la Russe, vit dans une roulotte après avoir fui la révolution et perdu, à la Libération, son amant, un Russe déporté, pris pour un Allemand. Tamam et elle « appartenaient toutes deux au même territoire où les morts parlaient familièrement aux vivants ». Atam est incurablement traumatisé par les violences turques. Azad vit une belle histoire d’amour. Madame Hirondelle, la Française épicière, ravitaille le « village ». Azad, qui a fui de ville en ville, se retrouve sur le Vieux Port, au milieu d’une « foule heureuse » : « Je n’étais plus un Arménien, un chien de chrétien », « je me sentis soudain faire partie de la communauté humaine, comme ça, d’un coup ». Et quelle émotion lorsqu’il est appelé « camarade » à l’usine ! Ago, le vieil Arménien qui fréquente le café, « sa deuxième maison », se souvient qu’au milieu de « ce peuple qui ne trouvait rien de mieux que d’aller, dimanche après dimanche, se plaindre auprès d’un Dieu qui les avait abandonnés, se trouvait une jeune fille au foulard rouge ». Par fidélité à cette femme et en souvenir des espérances suscitées par Mai-68, il portera lui-même un foulard couleur de la révolte !

Dès les années 1950, des jeunes arméniens sont partis ; la population se diversifie avec la construction de cités de transit au nord de Marseille et la venue de Vietnamiens. Le tout-à-l’égout n’arrive que dans les années 1970. Le quartier arménien disparaît dans les années 2000. Jean-Luc Sahagian avait remarqué que les rescapés se taisaient car ils essayaient de ne plus se souvenir… Il sauve, avec douceur et poésie, un petit archipel d’existences qui étaient destinées à sombrer dans l’oubli.

La Bibliothèque et le survivant, Boris Adjemian, Anamosa, 621 p., 30€
La Maison de Tamam. L’Arménie de Marseille, Jean-Luc Sahagian, La Bibliothèque, 172 p., 16€
Réserve de la bibliothèque de Nubar © Martin Argyroglo

Le livre de Boris Adjemian, La Bibliothèque et le survivant, par son volume, sa documentation et son thème, pourrait laisser croire qu’il s’agit d’un ouvrage pour spécialiste. Il évoque le destin d’Aram Andonian, fondateur de la Bibliothèque arménienne de Paris. Au fil des pages, le lecteur est entraîné dans ce qui pourrait être un roman dont le héros serait un personnage de Jorge Luis Borges, un personnage dont l’existence se confond avec la passion des livres.

Les années qui suivent la guerre de 14-18 voient l’effacement de la question arménienne sur la scène diplomatique, en dépit du génocide. Dans la nouvelle Turquie, les tentatives des rescapés de recréer des foyers de population sont des échecs. Par surcroît, l’ancienne Arménie russe se soviétise. L’évacuation de la Cilicie par l’armée française, en 1921, et la fondation de la République turque, deux ans plus tard, dissipent les derniers espoirs.

En 1927, l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB), fondée au Caire en 1906 par des membres de la grande bourgeoisie d’Égypte, décide d’ouvrir une bibliothèque à Paris. Plusieurs legs de bibliothèques personnelles, parfois considérables, dont certaines sont alors en Turquie, constitueront le fonds. Elle se trouve encore square Alboni, dans le 16e arrondissement. Andonian y passera le plus clair de son existence. 

Il ne s’agit pas simplement de rassembler des livres. En effet, après l’extermination, il faut sauver ce qui peut l’être, constituer un mémorial pour les artistes, les poètes, les écrivains, les historiens assassinés, et susciter les conditions d’une renaissance intellectuelle. La terre étant perdue, il faut constituer « une Arménie de papier ». Aram Andonian est le concepteur de la Bibliothèque (l’auteur met une majuscule) et sa cheville ouvrière. Il lui consacra toute son énergie, n’ayant pour lui-même, dit-il, « ni nuit ni fête ni dimanche ».

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Andonian va donc collecter inlassablement volumes, brochures, opuscules, manuscrits ; solliciter des dons, classer et cataloguer. Il ne faut pas oublier qu’historiquement il existait des imprimeries arméniennes à Venise, Vienne, Amsterdam, Marseille, Madras, Calcutta… « Moine copiste », le bibliothécaire est aussi préposé à l’accueil des lecteurs. Depuis la fin du XIXe siècle, la France étant un lieu d’immigration arménienne, des périodiques y voient le jour. Entre les deux guerres, Paris regroupe une intelligentsia en exil très active.

Avant 1914, Aram Andonian, stambouliote, menait une existence bohème de journaliste, de caricaturiste et d’écrivain polémiste. Parmi ses nombreux articles et publications, on retient son Histoire générale illustrée de la guerre des Balkans (en 5 volumes !) dans laquelle il critique les inconséquences du gouvernement ottoman. Au début de la guerre, il est mobilisé dans les services de la censure ottomane pour examiner les correspondances en langue arménienne. Cette fonction le renseigne sur les crimes en train d’être perpétrés contre ses coreligionnaires, aussi peut-il en informer le patriarche de Constantinople. Le 24 avril 1915, il est arrêté lors de la rafle des personnalités et intellectuels, et envoyé en déportation. Il chute d’une charrette et se casse la jambe. Il se retrouve providentiellement dans un hôpital alors que la plupart de ses camarades sont assassinés. Après neuf mois d’errance, il est arrêté et accusé d’avoir communiqué à l’étranger des renseignements sur les massacres. Dans un camp de concentration, il parvient à écrire des récits qui paraîtront plus tard dans le recueil En ces sombres jours. Il s’évade et rejoint Alep. Dès la fin de la guerre, il commence à recueillir des témoignages de rescapés à des fins judiciaires et politiques. À Paris, il écrit des rapports sur la situation des orphelinats arméniens et il dresse la liste des enfants et adolescents enlevés. En 1921, à Berlin, il participe en tant que témoin au procès de Soghomon Tehlirian qui a assassiné Talaat Pacha, le principal responsable du génocide. Les deux hommes deviennent amis.

Sous l’Occupation à Paris, les nazis pillèrent les riches bibliothèques slaves et juives. Andonian fut horrifié en apprenant que les Allemands, pour fonder « un institut arménien » à Berlin, allaient vider sa Bibliothèque. Toutefois, l’historien Boris Adjemian fait remarquer que la spoliation s’effectua avec désorganisation et lenteur, les Arméniens n’étant ni ennemis ni considérés comme de race inférieure. Aram Andonian, qui vécut l’événement comme un cauchemar, s’en fit le chroniqueur. Il parvint à cacher dans la cave les ouvrages les plus rares et, la nuit, extirpa des caisses des déménageurs les volumes les plus précieux. Après la guerre, peu de livres seront récupérés. Le comble fut que la Chambre de justice de Berlin, en 1963, réfuta les droits de l’UGAB à l’indemnisation, en avançant que la confiscation des livres ne fut pas effectuée sur « des fondements raciaux, politiques ou religieux », que l’association ne fut pas persécutée et qu’il n’a pas pu « être attesté que les ouvrages spoliés ont bien été emportés en Allemagne ».

La Bibliothèque et le survivant, Boris Adjemian, Anamosa, 621 p., 30€ La Maison de Tamam. L’Arménie de Marseille, Jean-Luc Sahagian, La Bibliothèque, 172 p., 16€
Bureau de la bibliothèque Nubar © Martin Argyroglo

L’ouvrage de Boris Adjemian, qui est en lui-même un bel objet avec de nombreuses photographies et dessins, est une somme passionnante. Il montre bien que la Bibliothèque fut un lieu sacré pour celui qui manifestait un « dévouement sacerdotal », et qui disait : « Si je sors de ce lieu, je meurs ». C’est parmi les livres qu’il décéda en 1951. Aram Andonian est un héros de l’Arménie mais pas seulement ; il est de ceux pour qui la Bibliothèque est un pays.

Arménie. Un génocide et la justice, de Vincent Duclert, Thomas Hochmann et Raymond H. Kévorkian, relève de l’historique et du juridique, bien loin de toute polémique, et avec un sérieux qui force l’estime. L’ouvrage s’applique à détailler le mouvement de reconnaissance juridique, judiciaire et historique du génocide arménien. En effet, si le mot « génocide », créé par Raphaël Lemkin, n’existe en droit qu’à partir de 1948, la doctrine dite « Martens », du nom du juriste russe, exposée à la conférence de la Paix à La Haye en 1899, pose les bases d’un droit humanitaire universel qui implique une obligation d’agir face à des crimes modernes comme les grands massacres d’Arméniens (1894-1896) perpétrés sous le sultan Abdülhamid II. D’ailleurs, les auteurs montrent que Lemkin « a bâti la reconnaissance de la nouvelle incrimination sur la connaissance du sort inqualifiable, longtemps ignoré, des Arméniens ottomans ». Ils ajoutent que la vérité judiciaire ne se fonde pas sur un verdict comme lors du procès des nazis à Nuremberg mais sur « un corpus dense » de procédures, d’instructions, de rapports, de documents. Ils insistent sur le fait que le génocide arménien concerne l’humanité et que ce verdict doit être protégé face au déni, au négationnisme d’État et à la haine raciale.

La Triple-Entente (Grande-Bretagne, France, Russie) – qui ne se doute pourtant pas de l’ampleur des crimes – fait savoir aux dirigeants turcs, dès le 24 mai 1915, que les membres du gouvernement seront tenus pour responsables des massacres. Apparaît pour la première fois la notion de « crime contre l’humanité ». À la fin de la guerre, il est question d’organiser un « Haut tribunal » international. Le nouveau gouvernement turc ne le veut pas car il souhaite juger – mollement – des responsables du Parti unioniste qui fut au pouvoir afin de leur faire porter la totalité de la responsabilité du génocide. Les Britanniques finiront par libérer les criminels emprisonnés à Malte, dans un échange de prisonniers avec le gouvernement dissident de Mustafa Kemal, qui, lorsqu’il prendra le pouvoir, les recyclera en « républicains ». De leur côté, comme beaucoup de criminels se sont réfugiés dans leur pays, les Allemands sont embarrassés… À Berlin, des Arméniens se chargeront de faire justice, l’arme à la main. Si la justice internationale peine à exister, on commence à distinguer les « crimes de droit commun » (meurtre, viol, incendie) des « crimes de droit public » (régime de famine, déportation) et des « crimes contre les lois et coutumes de guerre ». Si l’extermination des Arméniens reste totalement impunie, avance cependant, par l’intermédiaire de juristes, un « verdict de justice » qui sera au fondement du droit pénal des génocides.

Bien loin de ne concerner que les Arméniens, ces trois ouvrages, fort complémentaires, abordent la tragédie d’un peuple broyé, sous des angles différents, riches d’enseignements, tant sur la mémoire apaisée, la conservation d’un patrimoine, que sur l’indispensable justice. Ils sont la meilleure parade à l’indifférence, à l’oubli, au présentisme et au négationnisme.