Au commencement était la grève

C’est en 2004 qu’une institution économique et politique de premier plan, le Conseil d’analyse économique, utilise pour la première fois le terme de « désindustrialisation » en lieu et place de « crise », « récession » ou « déclin industriel ». L’historien Romain Castellesi, qui réfute « le mythe des trente glorieuses » et relativise le « tournant » convenu des années 1980, s’assigne à leur encontre d’inscrire la désindustrialisation contemporaine dans sa longue histoire en se focalisant sur les secteurs affectés, d’abord sectoriels puis généralisés.

Romain Castellesi | Savoir commencer une grève. Résistances ouvrières à la désindustrialisation dans la France contemporaine. Agone, coll. « L’épreuve des faits », 328 p., 20 €

Il dégage trois séquences à cet effet. De 1945 aux années 1960, une « désindustrialisation de zone » affecte ces « angles morts » de la modernisation que sont, en premier lieu, le textile et les mines, constitutifs de bassins mono-industriels. La séquence 1961-1981 se caractérise par une diversification géographique et sectorielle des entreprises affectées et par une intrication des luttes offensives et défensives à son encontre. L’attention particulière que Romain Castellesi porte au répertoire d’action, marqué par l’insubordination ouvrière, vaut à cette séquence d’intégrer les années 1970 en chevauchant la troisième et dernière séquence qui débute en 1974 pour se prolonger jusqu’à aujourd’hui. Elle est caractérisée par une accélération de la désindustrialisation, devenue nationale, propre à générer une « conscience de crise » et marquée par une contraction des revendications sur la question de l’emploi, d’autant plus aiguë que la désindustrialisation s’accentue.

Comme l’écrit Xavier Vigna dans sa préface, « la France n’a pas connu de combat qui symbolise à lui seul la lutte contre la désindustrialisation », telle que la grève des mineurs britanniques de mars 1984 à mars 1985. Pour aborder les luttes engagées en France à son encontre et palier ce qu’il qualifie d’invisibilisation, de manière quelque peu excessive selon nous, Romain Castellesi prend appui sur cinq études de terrain accompagnées d’entretiens avec les ouvriers et/ou syndicalistes victimes de fermetures de sites ou d’usines. Les mines de Carmaux relèvent de la première séquence, les chaussures de luxe à Romans-sur-Isère, de la seconde, et les usines papetières de Grand-Couronne, de l’habillement à Autun, siège des « Dim », et Sochaux, dans le Doubs, de la dernière.

Romain Castellesi : Savoir commencer une grève. Résistances ouvrières à la désindustrialisation dans la France contemporaine
Acrobatie dans une ancienne usine de gazéification (Gas Works Park, Seattle, Washington) © CC-BY-SA-3.0/Joe Mabel/WikiCommons

Les développements consacrés aux similitudes et aux infléchissements du répertoire d’action mobilisé par les luttes déployées là sont souvent riches. Ils donnent à lire le poids des traditions locales et de branches, l’appel à la solidarité externe, qu’il nous semble réducteur de tenir pour un « symptôme d’affaiblissement » des acteurs concernés, « l’ombre portée de 1968 » avec l’irruption de ces formes d’insubordination que sont les séquestrations, la vague d’occupations des années 1975, la « grève productive », du moins différente de celle des Lip, les menaces de destructions, le recours au droit, la vulnérabilité croissante contraignant finalement les acteurs à négocier des dédommagements financiers, bien loin de la politique ouvrière des années 1968. De très belles pages sont consacrées à la Noël au fond de la mine à Carmaux en 1961 et au rôle de l’Église, aux rites du deuil et à l’inhumation symbolique de la machine à Grand-Couronne, à l’expression genrée et aux stéréotypes féminins des ouvrières de la chaussure de luxe à Romans. 

Le titre de l’ouvrage, qu’on pourra juger réducteur ou au contraire trop extensif, rend toutefois mal compte d’une démarche qui se focalise sur les « résistances ouvrières à la désindustrialisation » mais déborde et de beaucoup le moment « grève ». L’ouvrage entend en effet appréhender les luttes comme des « révélateurs de bouleversements profonds et structurels induits par un phénomène dépassant les seuls moments de contestations ». Cinq chapitres s’y emploient, une fois la chronologie mise en place. Ils abordent les effets de la désindustrialisation sur les territoires affectés, les familles, les individus et l’identité ouvrière mise à mal, en s’appuyant sur les constats pertinents opérés sur tel des cinq terrains. Ainsi, « Retrouver du travail derrière la désindustrialisation » puis « Vivre la ville désindustrialisée ou la fuir » abordent les questions, bien connues quant à elles, des reconversions ou de la patrimonialisation.

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« Le genre de la désindustrialisation », troisième de ces chapitres, est consacré aux femmes, « invisibles parmi les invisibles », ainsi qu’à « la crise de la virilité face à la disparition de l’emploi ». « Le « pacte moral » ouvrier à l’épreuve » montre comment la récession doit à la profonde déstabilisation qu’elle induit dans les bassins industriels de mettre à mal le pacte entre patrons et ouvriers, hérité de plus d’un siècle de relations sociales, suscitant parmi les ouvriers concernés la référence à un âge d’or industriel familial – « Ces gens-là défendaient notre industrie » –, âge d’or malmené par les mutations du capitalisme financiarisé. Les luttes à son encontre dénoncent son immoralité en invoquant les valeurs et les traces menacées de disparition et les aspirations morales qui scellaient le pacte : travailler correctement sur un territoire, de façon stable avec un emploi source de fierté et permettant de vivre décemment. Un dernier chapitre se consacre aux « Ouvriers et ouvrières en quête d’identité après le désastre », inscrivant ainsi l’analyse dans le temps long de l’héritage industriel mais aussi dans celui de la prise de conscience de la crise puis de la résistance et enfin d’un nouveau travail ou d’une nouvelle situation qui ne sera « rien de plus ». 

Il s’agit de montrer ainsi que « devant la force du processus de destruction à l’œuvre, l’existence de luttes contre la fermeture des usines constitue en soi un fait historique majeur », exprimant « le refus ouvrier de consentir à la disparition qui leur était promise » et perpétuant l’identité ouvrière par-delà les défaites ne souffrant que de très rares exceptions.

Sans doute est-il excessif d’affirmer, comme l’ouvrage tend à le faire, que les luttes abordées ici constituaient jusqu’alors un angle mort : l’abondante bibliographie que l’auteur mobilise en plus de ses terrains suffit à montrer le contraire. Du moins ce livre constitue-t-il une contribution notable à l’histoire contemporaine des mouvements sociaux.