L’industrie, religion majuscule

Il est souvent question de la désindustrialisation de la France, de la perte de substance productive de notre pays, de la contraction du nombre d’emplois industriels dans les grandes usines ; et certains experts, proches de l’ancienne majorité et de la nouvelle, en avaient plutôt conclu à la nécessité de renoncer à ce qui avait été la matrice du développement économique occidental pour s’élancer à la conquête des nouveaux territoires de l’économie numérique, pour capter une part du marché mondial des services. Les transformations intervenues dans le mode de production « classique » en Europe et dans les territoires du nouveau monde depuis le XIXe siècle nous ont peut-être conduits à l’orée d’une nouvelle révolution industrielle. L’histoire ne s’arrête pas, et même si la mondialisation peut modifier la distribution des aires productives, rien ne prouve que les pays émergents puissent contester à brève échéance les positions dominantes bien établies.


Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine : Une généalogie de l’entreprise. Fayard, 800 p., 28 €


En ces temps où les « technologies de l’information et de la communication » bouleversent le rapport au travail, il vaut la peine de se retourner sur la séquence historique inaugurée par ce qu’on appelle ordinairement la révolution industrielle et ses étapes, caractérisées par l’exploitation de ressources naturelles et d’inventions concomitantes pour en tirer le meilleur parti – sans oublier l’exploitation d’une main-d’œuvre mobilisée à cette fin. Ce n’est pas cette voie de l’histoire des techniques et des progrès du machinisme et de la civilisation – d’ailleurs bien documentée – que choisit Pierre Musso ; il préfère mettre au jour ce qui accompagne et nourrit le développement industriel, c’est-à-dire ce qui en argumente l’efficacité, y compris par anticipation. Ce qui a assuré la supériorité de l’Occident, et sur quoi nombre d’historiens des sciences et des techniques se sont interrogés, ce ne sont pas des inventions et des découvertes, leur application et leur perfectionnement progressif, mais à proprement parler une vision du monde qui a rendu possible l’emploi et l’organisation du travail aux fins d’une production matérielle toujours plus ample et complexifiée.

Quel est ce propre de l’Occident qui a fait son histoire singulière ? Pour Pierre Musso, s’appuyant sur les travaux de Pierre Legendre, c’est « une structure fiduciaire », qui fait tenir la société, et qui explique qu’il ait intitulé La religion industrielle son ouvrage présenté en sous-titre comme « une généalogie de l’entreprise ». C’est de foi qu’il s’agit, une foi en l’industrie dérivée de la foi chrétienne, philosophiquement ou métaphysiquement décalquée du récit fondateur biblique, « un produit dérivé du christianisme », qui ne se réduit pas à l’histoire de l’industrialisation, positiv(ist)ement constatable mais se conçoit comme un ensemble factuel et fictionnel, normatif et imaginaire, que Pierre Musso propose d’appeler « industriation ». La foi en l’industrie combine, comme le christianisme, un mystère, celui de l’incarnation, et une rationalité, celle de l’efficacité. Une fois posée la différence entre monde antique et monde chrétien dans leur rapport au travail – le premier  ne l’ignorait pas mais valorisait la contemplation ou l’oisiveté tandis que le second  a pu s’appuyer sur la Genèse pour faire du travail le moyen du salut, et sur saint Paul pour faire de l’homme un continuateur de la création –, et marqué l’évènement fondateur – la réforme opérée par Grégoire VII qui sépare pouvoir spirituel et pouvoir temporel –, Pierre Musso peut dérouler le récit érudit du remplissement dans le temps, depuis le XIe siècle jusqu’à nos jours, d’une structure tripartite ; Dieu (le Christ) / la nature / l’humanité ; le monastère / l’usine / l’entreprise ; l’horloge / la machine / l’automate cybernétique ; saint Bernard / Bacon-Descartes / Saint-Simon et le management….

Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine : Une généalogie de l’entreprise

On peut voir dans le monastère, tel que régi par la règle de saint Benoît, un modèle d’organisation rationnelle du temps pour concilier la vie spirituelle avec le travail manuel censé procurer l’essentiel des ressources de la collectivité des moines reclus, et donc comme une forme d’anticipation de la manufacture, et il est plaisant d’apprendre qu’il se publie aujourd’hui des livres comme Un coach nommé Jésus ou que François Villeroy de Galhau, ancien dirigeant d’entreprise et actuel gouverneur de la Banque de France, dans une conférence de Carême, n’hésitait pas à parler de Jésus  comme manager ou chef d’équipe… Reste que le monastère était pensé pour le service de Dieu, hors du monde, et en marge de l’Église, chargée, elle, d’attirer des fidèles. Des évolutions interviendront ensuite avec les franciscains, qui feront paradoxalement vœu de pauvreté tout en liant la foi et le crédit (la circulation de l’argent), avec les cisterciens, et avec Suger, l’abbé de Saint-Denis, bâtisseur et administrateur. Autant de préalables à la première révolution industrielle, celle du XIIIe siècle. Ora et labora : la devise des monastères s’est retournée en un labora et ora dans la réforme protestante, dont Max Weber a théorisé, sous la forme du Beruf, le lien en découlant entre éthique protestante et esprit du capitalisme : occasion pour Pierre Musso de souligner que les moines catholiques avaient anticipé le mouvement et de discuter la pertinence de l’analyse weberienne, reprise par Marcel Gauchet, fondant la rationalité économique sur une sortie progressive du religieux.

La rationalisation permise par l’horloge, la comptabilité et la science compte moins à ses yeux que le nouvel agencement du « mystère chrétien de l’Incarnation », dans le rapport à « la Nature ». Dans le chapitre « Dominer la nature », Pierre Musso revient sur la révolution scientifique fondée sur les mathématiques et l’expérimentation – Descartes et Galilée – qui prépare l’avènement de la mécanique et du machinisme : dans les lois de la nature, précise-t-il, « la théologie et la science convergent » ; « l’industrie humaine reproduit et prolonge l’activité divine de création et se donne par les techniques, les manufactures et les machines les moyens de sa puissance ». La révolution industrielle s’effectuera sur cette lancée, ainsi que la formation de la religion industrielle, après la naissance de l’économie politique. Elle se modulera au fil du temps autour de l’usine puis de l’entreprise, de l’organisation scientifique du travail à la Taylor puis du management. Un temps fort, celui du XIXe siècle commençant, avec la formulation du saint-simonisme et du positivisme : Nouveau christianisme, Catéchisme des industriels et Religion de l’humanité, entre autres, illustrent la nouvelle « architecture fiduciaire » qui réunit science et industrie, cette dernière désignant ensuite, selon les auteurs, l’humanité, les industriels ou les ouvriers.

Pierre Musso voit dans la « Révolution managériale » qui triomphe de nos jours la fin du mouvement historique engagé avec la réforme grégorienne, c’est-à-dire la fin de la séparation entre les deux pouvoirs au profit d’une gestion purement technoscientifique et économique, d’une « gouvernance par les nombres », selon la formule d’Alain Supiot, son collègue à l’Institut d’études avancées de Nantes. Dans Le Monde diplomatique, il s’en prend au président de la République, qui veut faire de la France « une start-up nation » et faire triompher la révolution industrielle qui aboutit au remplacement du politique par l’industrie.

Lois divines, lois de la nature, lois de l’histoire : Pierre Musso établit un continuum qui fait de la foi industrialiste une nouvelle religion, un phénomène de désécularisation. Il n’y a pas eu de désenchantement du monde. « La religion politique, qui semble triompher avec la Révolution française, cède aussitôt à la religion industrielle qui travaillait en coulisse ». Une nouvelle ruse de la raison ?

Le mot même de « religion », reconnaît Pierre Musso, est un « vieux mot usé ». La « révolution industrielle » est un mythe fondateur, promesse d’un âge d’or à venir. S’il y a révolution, promesse pour l’humanité, alors il y a religion et pensable en Occident selon la matrice chrétienne, d’où le goût affirmé de Pierre Musso pour les majuscules qui donnent leur poids métaphysique à tant de vocables : incarnation, chute, eucharistie, humanité, science, progrès, etc. « Aucune société ne peut se soustraire à une mythologie, sorte d’inconscient collectif » : ce principe anthropologique explique la prévalence du « grand mythe fondateur de l’Incarnation », qui s’est séparé de la figure du Christ, et qui est monnayé aujourd’hui en de « petites divinités prophétiques et prothétiques […] des objets-corps techniques ou machiniques ». Alors que le règne immanent et universel du management s’annonce, qu’est-ce qui peut bien travailler en coulisse ? Peut-on encore retenir cette aspiration des ouvriers du XIXe siècle qui voulaient par l’association « s’affranchir des servitudes industrielles » ?

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