Comme souvent les hommes de lettres, Adrien Bosc avance masqué. On le pensait éditeur, on le découvrit écrivain et L’invention de Tristan est son quatrième récit. C’est une histoire vraie, triste, récente, une histoire d’édition, de littérature et de folie. Elle commence à Paris, sur les quais de la Seine, puis bascule dans les profondeurs de l’Amérique au tournant du siècle. Né en 1971, Tristan Egolf s’est suicidé le 7 mai 2005 à 33 ans. Il laissait trois romans, dont Le Seigneur des porcheries, une comète dont la queue n’en finit pas de briller : légende, mythe, mirage ? Il est certain que L’Invention de Tristan contribue à nourrir la légende.
Revenons-en d’abord à Adrien Bosc. Toi qui me lis, sais-tu que c’est un éditeur féru de littérature américaine dont les choix ont contribué à redorer le blason du reportage, de l’enquête littéraire, du récit – qu’importe l’appellation ? Le journalisme littéraire est un genre plus ancien qu’il n’en a l’air, qui privilégie la description et le rapport. C’est un genre mouvant parce qu’il s’épanouit le long d’une frontière souple, entre exactitude et liberté formelle. Enfin, c’est un genre où excellent les écrivains-journalistes américains. Joan Didion et Joseph Mitchell, mentionnés dans L’invention de Tristan, en sont des modèles : qu’ils soient tellement éloignés l’un de l’autre est la preuve de la fécondité de cet art de l’observation et de l’investigation mise en mots. Comme les entomologistes observent les papillons, les journalistes-écrivains observent les leurs, leurs mœurs, leurs usages, leurs bizarreries et leur banalité.
Adrien Bosc a emboîté le pas à cette lignée, mais Tristan Egolf, dont la destinée chaotique et tragique est l’objet de son enquête, est aux antipodes du sang-froid qu’elle suppose. Le Seigneur des porcheries (traduit par Rémy Lambrechts, Gallimard, 1998) est un roman excessif, peu linéaire, illogique, plein de traits de génie, impossible à résumer, ce qu’Adrien Bosc parvient pourtant à faire. C’est aussi un roman dont la fabrique et l’édition ont suivi un chemin original, comme si sa publication avait eu lieu à l’envers. Car elle n’a pas eu lieu aux États-Unis, mais en France, chez Gallimard, par l’entremise de la fille de Patrick Modiano, dont la haute silhouette apparaît dans le récit. On découvre un homme doux, paternel, parfaitement éloquent, lui aussi intrigué par ce jeune Américain dormant sous les ponts et harnaché d’un manuscrit dont il pressent la force. Sa fille est aussi présente dans le livre, qui a déjà écrit un récit sur sa rencontre avec Tristan Egolf ; son épouse, qui lit l’anglais couramment ; l’éditrice et le lecteur qui, chez Gallimard, furent séduits ; la responsable des droits, stratège, qui commença par vendre les droits de langue anglaise en Angleterre, avant les États-Unis, pays natal d’Egolf.
Nous sommes dans les coulisses de l’édition, serpentant entre les propos des uns et des autres, saisissant la folle et follement attachante personnalité de Tristan Egolf, mais le récit a une particularité. Il se passe dans les années 1990, une époque lointaine (autre siècle, autres techniques de communication) et très proche. Une génération à peine s’est écoulée, une trentaine d’années : est-ce déjà de l’histoire littéraire ? Adrien Bosc est né en 1986, il ne peut avoir vécu la naissance de l’écrivain Egolf, il était trop petit.

Nous qui écrivons, nous y étions, chez Gallimard et dans une position de lectrice de littérature anglo-saxonne, jeune mais pas petite, il est donc fascinant et intrigant de voir se transformer sous nos yeux des souvenirs en histoire, une silhouette croisée dans les couloirs en personnage, de simples faits coagulés en légende, une vie transformée en destin, un baladin métamorphosé en écrivain. Inversement, le récit d’Adrien Bosc suscite l’envie de se projeter, non plus il y a vingt-cinq ans, mais dans vingt-cinq ans : L’invention de Tristan aura-t-il contribué à asseoir l’écrivain dans l’histoire de la littérature américaine ?
Tristan Egolf a publié trois romans en tout, dont le premier, Le Seigneur des porcheries, fit sensation, plus en France que dans son pays natal, un cas de figure classique. Combien de fois un écrivain américain ne fut-il consacré qu’une fois reconnu en France, ou loué ici et ignoré là-bas ? C’est une autre histoire des relations transatlantiques que l’on pourrait écrire ici : échanges déséquilibrés, décalages, malentendus, herbe plus verte de l’autre côté de l’océan…
Tristan Egolf a poursuivi avec deux livres qui ont échoué, de l’avis même de l’auteur et de celui de ses éditeurs. C’est donc un écrivain qui se tient sur cette marge étroite, et affreusement douloureuse, entre réussite et échec, entre reconnaissance et oubli ; entre l’endroit et l’envers de l’édition. À quelle permanence correspond le fait d’être apprécié, imprimé, publié ? Quelle est la valeur réelle et la valeur symbolique d’un livre ? La part de l’éphémère ? Sans doute est-ce cette indécidabilité qui a intéressé Adrien Bosc. Il est éditeur, il ne peut pas ne pas avoir réfléchi à la question : le succès, la chute et l’effacement ; l’extrême fragilité du talent quand il voisine avec le génie ; la cruauté de se voir livré à un public qui vous encense, mais que soudain vous laissez indifférent. Le récit d’Adrien Bosc ne pleure ni ne cherche à consoler Tristan Egolf, ce serait absurde, mais il soulève toutes ces questions. Il déconstruit autant qu’il construit, désinvente autant qu’il invente.
Et comme toujours les enquêtes, il se déplace. Des amis, des parents, des disparus ont été interrogés et enregistrés. Le récit plonge régulièrement dans les soutes d’une Amérique midwest et midtown, celle où a grandi Tristan Egolf. Une ancienne épouse, une ancienne petite amie, une fille née en 2003 (Orla Story : quel nom !), un père absent, un beau-père dont il porte le nom, une sœur actrice de série télévisée : le portrait-type d’une famille américaine se dessine. Lu aujourd’hui, en 2025, il est marquant parce qu’il plonge dans cette désormais fameuse Amérique blanche qui a fait le succès de ceux que vous savez.
Voyez le père de Tristan Egolf, attaché parlementaire conservateur basculant dans les délires d’une secte nommée « The Sons of Thunder », dont le modèle est une organisation espagnole phalangiste, déterminée à défendre la religion catholique. Le fils, appelé Tristan en référence à Wagner, est loin de cette sensibilité ; il a milité contre la guerre en Irak peu avant de mourir ; il n’a pas reproduit le père du point de vue idéologique, mais il était hanté par la carrière d’écrivain-journaliste manquée de celui-ci. Il arrive que l’on aime un parent sans partager ses idées ; les êtres humains sont complexes, contradictoires.
Enfin, le récit d’Adrien Bosc se revendique journalistique, mais aussi littéraire et fictif. Adrien Bosc s’appelle Zachary Crane, un nom aux échos fort littéraires. Mais le jeu et les clins d’œil aux lecteurs sont surtout sensibles au début et à la fin, quand il est question du rôle des vérificateurs, les célèbres fact-checkers qui ont fait la réputation de sérieux du New Yorker, modèle absolu de journalisme littéraire. Les toutes premières pages du livre décrivent avec bonheur leur rôle et leur position : une « école d’investigation pour certains, un mouroir pour les autres », écrit Adrien Bosc.
Ce que tait l’auteur, qu’il est difficile de ne plus avoir à l’esprit aujourd’hui, c’est le paradoxe inouï d’un pays qui, d’un côté, fit de la rigueur factuelle une ligne de conduite absolue pour les écrivains-journalistes, de l’autre, inventa la notion et la réalité d’alternative fact. Encore une réflexion qui vint flotter dans notre esprit de lectrice en lisant cette très riche Invention de Tristan.