Des années qu’il a passées en Guadeloupe, Élie Duprey a rapporté un roman attachant et ambivalent. Fruit d’une « improbable amitié entre un jeune Parisien juif issu de Sciences Po et un Guadeloupéen d’âge mûr, pécheur impénitent en quête d’une oreille bienveillante pour y déposer la pelote emmêlée de sa vie » (selon les mots de Simone Schwarz-Bart, avec qui il a travaillé et qui signe une chaleureuse préface), il nous entraîne d’abord à Paris et en Guadeloupe au tournant des années 1960-1970, puis à Cuba. Avec authenticité et justesse, il fait entendre la singularité d’une voix, celle de Ti Jean : un ancien marlou qu’on ne saurait dire repenti, dont la trajectoire a croisé, entre autres, celle de Pierre Goldman. Une biographie à éclipses se dessine. Tandis que dans ses silences s’esquissent quelques regrets, elle révèle surtout l’envers des époques traversées.
Quatre fils émergent de la pelote de cette « vie emmêlée » et à bien des égards empêchée. Le premier tiré est le plus râpeux. Fraîchement arrivé à Paris à la fin des années 1960, Jean y retrouve un copain de jeunesse, José, à présent « un vrai seigneur de la pègre » dont il va devenir le fidèle second. L’essentiel des activités du réseau de José relève du proxénétisme. Empêchée, la narration l’est aussi, naviguant entre l’ostentation (costumes de prix et chaussettes de fil, Ford Mustang offerte « par l’une des femmes pour qui j’avais fait le gigolo ») et la volonté intacte de ne pas trop en dire, des années après un procès retentissant. Le narrateur et protagoniste entend rétablir dans la vérité qui est la sienne une histoire que tant d’autres auraient déjà romancée : de « mauvais romanciers qui ont écrit des mauvais livres pour de l’argent », un « grand flic » qui a commis un ouvrage à succès, des journalistes qui ont brodé sur un « vaste réseau de traite des blanches » – alors que, proteste-t-il, toutes « leurs » filles étaient noires.
D’une vérité à l’autre, on est parfois surpris. Voilà José et Jean en alliés des filles, pratiquant des avortements (à l’époque encore illégaux) avec, on le suppose, la méthode Karman : « il savait les traiter, les indisponibilités passagères. Un vrai artiste du rayon de bicyclette [sic]. Il se baladait toujours avec ses instruments dans le coffre de sa voiture. Pompe à vélo, spéculum, et le rayon de bicyclette. C’était pas simple à faire […], c’est pour ça que beaucoup de filles venaient avec nous. Ça les libérait d’un poids. C’était important pour elles de pouvoir être libres, de pouvoir avoir leurs règles, de pouvoir reprendre le travail. […] C’est un médecin qui lui avait appris comment faire, un vrai médecin ». Au reste, José « s’en occupait bien, des filles », il « s’intéressait à leur bien-être ». Alors que Jean se défend d’avoir « jamais pris la liberté de quelqu’un », on apprend, au détour d’un passage consacré aux proxénètes africains, que « leurs filles, ils les tenaient pas juste avec les coups comme tous les autres ». Il convainc mieux en fustigeant l’hypocrisie généralisée des « glorieuses Trente Glorieuses », quand l’État, encaissant l’impôt de la prostitution, « a fait venir [les Africains] pour ramasser les poubelles », occasionnant alors le développement de l’abattage « avec les pharmacies du coin qui vendaient beaucoup plus de Cétavlon que partout ailleurs ».
Plus tard, résidant à Bonn avec une femme, Jean s’intéresse à la bande à Baader sans retenir une dimension politique qui lui échappe alors. Il faudra l’expérience de la prison et le filtre des années pour que cette dimension s’impose. À l’heure du bilan, « José c’était un malade, mais c’était mon ami. […] Et moi, je suis reconnaissant d’une chose, à José. Parce que quand je l’ai rencontré dans cette boîte de Saint-André-des-Arts, c’était une bonne rencontre pour moi. À ce moment-là, à cette époque-là, je ne savais pas ce que j’allais faire, ce que j’allais devenir. J’aurais pu devenir clochard, qui sait ? Et c’est une chance de survie qu’il m’a offerte, José. Une chance que j’ai saisie. Je l’ai saisie, cette chance qu’il m’avait offerte. Et j’ai survécu. Pas lui. Pas José ».
Le deuxième volet du roman, en prison, possède une autre densité. D’abord incarcéré à Fresnes – il le sera plus tard à la centrale de Nîmes –, Jean y rencontre Pierre Goldman, qui l’apostrophe d’emblée de son surnom de « Ti-Jean » car ils ont des connaissances communes : « Un blanc qui parle le créole sans accent, qui connaît toutes les boîtes antillaises, qui boit son rhum sec, qui joue des tumbas. Une vraie pièce de collection. […] Mais les mecs comme Pierre, on voyait pas ça, on n’était pas habitués à ça, c’était quelque chose qu’on pouvait pas imaginer et qu’on pouvait pas croire avant de l’avoir vu et entendu, Pierre, parler le créole comme il le parlait, comme ça, sans accent, comme si lui aussi était né à l’angle de la rue Lethière et de la rue Vatable, au fin fond du fond des bas-fonds de la Pointe. Je sais pas. Doit y’avoir quelque chose de commun entre les nègres de Guadeloupe et les Juifs polonais nés en France ». Traçant le portrait d’un intellectuel éblouissant resté de plain-pied avec le réel, Jean règle en une poignée de phrases leur compte aux « petits bourgeois qui jouaient un rôle » de 1968 et aux « figures gauchistes » restées, à Paris ou en Guadeloupe, « que dans la parole, que dans l’intellectualisme, que dans la révolution orale » et qui auraient posé un véritable « guet-apens intellectuel » à Goldman, par ailleurs aux prises avec les « complocités de flics ».
Ce chapitre est pour le narrateur celui de la conscientisation politique : révoltes dans les prisons, évocation de Jacques Mesrine et de Charlie Bauer, dénonciation des QHS (les quartiers dits de haute sécurité, instaurés en 1975 par Jean Lecanuet puis réformés en 1982 par Robert Badinter), retour sur Mai 67 en Guadeloupe : « Je sais qu’en France personne sait ce que c’est, mai 67, que tout le monde s’en fout, de mai 67. Parce que c’est loin, tout ça, la Guadeloupe, et ses histoires de nègres. » Jean revient sur le point de départ des manifestations, l’agression, par un Blanc raciste et notable de droite, d’un homme qui « traînait devant [son] magasin » et sur qui il lâche son chien. Puis les tirs à balle réelle de la police, la mort de Jacques Nestor, un copain du quartier, abattu par l’un de ces tirs policiers, le couvre-feu organisé par Jacques Foccart : « une vraie chasse au nègre pendant trois jours et trois nuits », un « massacre » qui prend place parmi « les criminalités de l’État ». Sur cet épisode en effet occulté de l’histoire coloniale française, Elsa Dorlin, Jean-Pierre Sainton et Mathieu Rigouste ont récemment publié Guadeloupe Mai 67. Massacrer et laisser mourir (Libertalia, 2023). Le récit de Jean fait comprendre comment l’île devient alors une impasse pour le jeune homme qui débarquera à Paris quelque temps plus tard.
On l’aura saisi : ce roman ne passerait pas le test de Bechdel. Mais les trois principaux fils qui forment ses trois derniers chapitres sont tissés par des femmes, celles par qui la vie de Jean va à chaque fois changer. Ouvert par le rappel des deux morts de José et de Pierre Goldman, le troisième volet confirme une mutation radicale, symbolisée par l’abandon de la Ford Mustang. Rencontrée en boîte de nuit (un « repaire » où se produisent Los Machucambos), Françoise est celle qui, tout en respectant sa liberté, initie Jean à une vie tranquille émaillée de lectures. Le couple revient en Guadeloupe : « C’est vraiment tout un travail qu’elle a fait sur moi, Françoise, un travail de longue haleine, et qu’elle a fait sans même que je m’en rende compte. Et si elle a réussi à le faire, c’est justement parce qu’elle a réussi que je ne me rende pas compte qu’elle était en train de le faire. » Puis, après un nouveau divorce et un long séjour à Saint-Martin où il devient une figure du monde de la musique et de la nuit, Jean s’envole pour Cuba, île dont il partage avec Pierre Goldman la passion : « Et puis y’a toute cette mentalité des gens à Cuba et qui est la mentalité qui existait avant en Guadeloupe, antanlontan, quand j’étais enfant. » Il y monte une affaire de nettoyage de marbres rares et y rencontre Odalys, une chanteuse qui deviendra sa dernière épouse. Revenu derechef en Guadeloupe, il pose désormais un regard dessillé tant sur Cuba que sur le devenir du quartier qui l’environne.
Ni épopée – ce Ti Jean-là est aussi loin du Balthazar Bodule-Jules de Patrick Chamoiseau (Biblique des derniers gestes) que du Ti-Jean L’Horizon de Simone Schwarz-Bart, même si celle-ci l’évoque –, ni tardive confession, ce récit lacunaire, dédié par son auteur à « Jean, Grannonm-la, Boug an-mwen », ne prétend à nulle rédemption. Poursuivant un vieux rêve d’évadé, il pose la question des accommodements imposés pour accomplir une vie, quand on a hérité d’un destin entravé et qu’on a toujours été (y compris parfois en position d’oppresseur) aux prises avec les structures et manifestations très puissantes et concrètes de l’oppression.